Un groupe de cinq chercheurs du CNRS et de l'université de Besançon s'est penché sur la diversité des perceptions de la rivière Ain, en particulier de sa qualité environnementale. L'Ain présente une grande diversité de faciès de l'amont vers l'aval, avec des zones très aménagées et d'autres présentant des habitats plus libres, moins marqués par l'homme. Il s'avère que les groupes sociaux (gestionnaires, pêcheurs, riverains) divergent dans le détail de leurs appréciations et attentes. Mais plus encore : les individus au sein des groupes divergent (ou parfois convergent) aussi et loin de se penser comme dépositaire d'un continuum fluvial, c'est la position géographique sur la rivière qui détermine des attentes très locales. La rivière est d'abord un "territoire hydrosocial" : il sera difficile de la gérer comme une rivière abstraite devant seulement répondre de normes technocratiques et écologiques.
La rivière Ain prend sa source dans les montagnes du Jura français. Son bassin versant est de 3762 km2. L'Ain coule sur 200 km et rejoint le Rhône en amont de Lyon. Le régime des débits de pointe est sous l'influence de cinq barrages hydroélectriques gérés par EDF. Le seul barrage de Vouglans (construit en 1968, photo ci-dessus) contrôle 30% du bassin versant avec une capacité de stockage de 605 millions de m3 dans sa retenue (plus haut barrage et troisième plus grand réservoir de France).
Outre cette influence anthropique sur son écoulement, l'Ain présente un corridor à riche biodiversité : en amont ravins forestiers, sols calcaires et tourbières ; en aval, bancs de galets, des forêts alluviales et annexes hydrauliques variées. La confluence de l’Ain et de la Rhône est l’un des derniers deltas intérieurs encore intacts en Europe (zones protégées Natura 2000 et diverses protections nationales).
Anne-Lise Boyer et ses quatre collègues (CNRS, université de Franche-Comté - Besançon) ont analysé la dimension sociale de cette rivière, notamment la perception de sa qualité environnementale.
La rivière Ain est soumise à différents modes de gouvernance, sans intégration sur l’ensemble du corridor fluvial. Il y a dissociation des gestionnaires entre amont et aval, EDF se superposant en tant que partie prenante à forte influence (contrôle du niveau d'eau depuis le réservoir). Les principaux conflits surviennent durant la période estivale : les installations touristiques du lac de Vouglans (gérées par le département) attendent un niveau minimum d’eau pour des fins récréatives, ce qui induit des débits plus faibles en aval alors que le stress hydrique est important. Sur l'Ain, la production d'hydroélectricité et le tourisme sont les utilisations prioritaires de l'eau. "L’apparition de conflits liés à l’utilisation des cours d’eau montre que certaines parties prenantes tentent de remettre en question les relations de pouvoir qui façonnent la gestion actuelle du fleuve", soulignent les chercheurs.
Les chercheurs ont sondé trois catégories de parties prenantes : dix gestionnaires de fleuve (gestionnaires de barrage, gestionnaires d'aires protégées, responsables locaux du plan de gestion et d'aménagement de l'eau, responsables de la politique de l'eau au département, représentants de l'Onema) ; huit pêcheurs, en particulier des membres d’associations de pêcheurs, acteurs de mobilisation autour du bassin ; douze habitants vivant dans des municipalités riveraines. Vingt-deux personnes interrogées étaient des hommes et huit des femmes, dont 80% entre 30 et 65 ans. La collecte d'information s'est faite par entretiens semi-structurés sur les perceptions de la qualité du paysage fluvial.
Le graphique ci-dessous montre par exemple la variété des réponses dans les 3 communautés quand on demande les critères de qualité de l'Ain. On voit que les pêcheurs sont avant tout sensibles aux algues, aux poissons et aux autres espèces. Les riverains sont davantage sensibles à la couleur de l'eau, aux déchets. Les niveaux d'eau intéressent également les 3 communautés, mais pas forcément pour les mêmes raisons (volonté d'avoir de l'eau dans le lac versus volonté d'en laisser à l'aval pour les milieux).
Commentaire des chercheurs : "Les résultats montrent que les utilisateurs s'appuient principalement sur des critères visuels pour évaluer la qualité de la rivière. Leur évaluation mobilise fortement les sens et est façonnée par un attachement émotionnel à la rivière lié aux utilisations quotidiennes. Certains des indicateurs mentionnés par nos répondants ont été partagés entre les groupes de parties prenantes (par exemple, les communautés de poissons et la présence d'autres espèces sauvages), tandis que d'autres étaient vraiment spécifiques à un groupe (par exemple, la saleté sur les rives des rivières parmi les résidents locaux) ou interprétés de différentes manières (par exemple, problème de niveau d'eau)."
Anne-Lise Boyer et ses collègues relativisent cependant la division en trois catégories, qui ne se révèlent pas homogènes : "Nos résultats soulignent que les perceptions sont variées, en fonction des types d'intervenants que nous avons interrogés mais également au sein des différents groupes. Par conséquent, il semble difficile de classer les parties prenantes par catégorie. En effet, les parties prenantes que nous avons rencontrées n'appartenaient pas à un seul groupe (les gestionnaires de rivières, les pêcheurs à la ligne, les résidents), mais elles entretenaient des liens avec deux ou les trois groupes en même temps. La prise en compte des dimensions sociales dans l’évaluation de la qualité des paysages fluviaux la rend plus complexe"
Autre constat : "les perceptions du problème de la qualité du paysage aquatique varient spatialement le long du continuum amont / aval. Lorsqu'on perçoit l'Ain, l'emplacement est important parce que nos répondants ont considéré des zones très spécifiques auxquelles ils sont attachés. L’importance de l’échelle locale et de l’attachement aux sites locaux montre à quel point le fleuve est construit de façon naturelle, politique et sociale, ce qui peut être considéré comme un agencement de «territoires hydrosociaux»."
Conclusion des chercheurs : "notre étude confirme que si la rivière est considérée comme un corridor par les gestionnaires de l'eau et les scientifiques, elle devient un environnement diversifié et pluriel si les perceptions des résidents et des utilisateurs sont prises en compte."
Discussion
Les sciences de l'homme et la société sont souvent les grandes absentes de la politique publique de l'eau en France. Le tournant écologique marqué par l'évolution des lois françaises (1984, 1992, 2006) et directives européennes (2000) a été orienté sur la gestion de l'eau comme milieu naturel à travers des batteries d'indicateurs physiques, chimiques, biologiques (voir Morandi 2016 par exemple). Mais en fait, les "masses d'eau" de ce dialecte technocratique - rivières, étangs, lacs, canaux, estuaires - ne sont presque jamais vécues par les humains comme des milieux seulement naturels. Ce sont des usages, des expériences, des paysages, des plaisirs, des dangers aussi, registres qui n'auront pas comme critère de première appréciation l'état écologique au sens de l'expert. Au demeurant, en reconnaissant à partir des années 2000 la notion de services rendus par les écosystèmes, le gestionnaire s'est avisé que l'écologique doit s'intriquer dans l'économique et le social (comme le voulait la première définition du développement durable), et non pas se poser comme instance séparée des humains.
Le travail d'Anne-Lise Boyer et ses collègues a le mérite de montrer l'importance de ce regard de la société sur la rivière, mais aussi et surtout de souligner sa pluralité : pluralité des groupes d'acteurs, pluralité des individus, pluralité des échelles spatiales, pluralité des perceptions et des attentes.
Cette recherche met en relief une difficulté de la gestion publique de l'eau en France. Après avoir connu dans les années 1960 une démarche plutôt novatrice visant à la décentraliser et à la rattacher à la logique (hydrographique et sociologique) de chaque bassin versant (création des agences de l'eau en 1964), elle s'est progressivement re-centralisée, avec un poids très dominant des normes nationales et européennes laissant peu de jeu aux acteurs dans les choix programmatiques et financiers. Du même coup, la diversité des "territoires hydrosociaux" est gommée, voire niée, dans la nécessité d'appliquer les mêmes priorités et les mêmes solutions partout (déjà de penser l'action publique comme un couple problème-solution avec une exigence d'efficacité en vue de parvenir à une référence qui n'est pas pensée ni débattue). Mais si elles donnent (imposent) un langage commun à tous les acteurs, cette verticalité et cette homogénéité trouvent leur limite : une rivière est aussi ce que les riverains en attendent et en font. L'oubli technocratique des dimensions locales et humaines se heurte au refus de la dépossession par divers acteurs.
Référence : Boyer AL et al (2018), The social dimensions of a river’s environmental quality assessment, Ambio, DOI:10.1007/s13280-018-1089-9
La rivière Ain prend sa source dans les montagnes du Jura français. Son bassin versant est de 3762 km2. L'Ain coule sur 200 km et rejoint le Rhône en amont de Lyon. Le régime des débits de pointe est sous l'influence de cinq barrages hydroélectriques gérés par EDF. Le seul barrage de Vouglans (construit en 1968, photo ci-dessus) contrôle 30% du bassin versant avec une capacité de stockage de 605 millions de m3 dans sa retenue (plus haut barrage et troisième plus grand réservoir de France).
Outre cette influence anthropique sur son écoulement, l'Ain présente un corridor à riche biodiversité : en amont ravins forestiers, sols calcaires et tourbières ; en aval, bancs de galets, des forêts alluviales et annexes hydrauliques variées. La confluence de l’Ain et de la Rhône est l’un des derniers deltas intérieurs encore intacts en Europe (zones protégées Natura 2000 et diverses protections nationales).
Anne-Lise Boyer et ses quatre collègues (CNRS, université de Franche-Comté - Besançon) ont analysé la dimension sociale de cette rivière, notamment la perception de sa qualité environnementale.
La rivière Ain est soumise à différents modes de gouvernance, sans intégration sur l’ensemble du corridor fluvial. Il y a dissociation des gestionnaires entre amont et aval, EDF se superposant en tant que partie prenante à forte influence (contrôle du niveau d'eau depuis le réservoir). Les principaux conflits surviennent durant la période estivale : les installations touristiques du lac de Vouglans (gérées par le département) attendent un niveau minimum d’eau pour des fins récréatives, ce qui induit des débits plus faibles en aval alors que le stress hydrique est important. Sur l'Ain, la production d'hydroélectricité et le tourisme sont les utilisations prioritaires de l'eau. "L’apparition de conflits liés à l’utilisation des cours d’eau montre que certaines parties prenantes tentent de remettre en question les relations de pouvoir qui façonnent la gestion actuelle du fleuve", soulignent les chercheurs.
Les chercheurs ont sondé trois catégories de parties prenantes : dix gestionnaires de fleuve (gestionnaires de barrage, gestionnaires d'aires protégées, responsables locaux du plan de gestion et d'aménagement de l'eau, responsables de la politique de l'eau au département, représentants de l'Onema) ; huit pêcheurs, en particulier des membres d’associations de pêcheurs, acteurs de mobilisation autour du bassin ; douze habitants vivant dans des municipalités riveraines. Vingt-deux personnes interrogées étaient des hommes et huit des femmes, dont 80% entre 30 et 65 ans. La collecte d'information s'est faite par entretiens semi-structurés sur les perceptions de la qualité du paysage fluvial.
Le graphique ci-dessous montre par exemple la variété des réponses dans les 3 communautés quand on demande les critères de qualité de l'Ain. On voit que les pêcheurs sont avant tout sensibles aux algues, aux poissons et aux autres espèces. Les riverains sont davantage sensibles à la couleur de l'eau, aux déchets. Les niveaux d'eau intéressent également les 3 communautés, mais pas forcément pour les mêmes raisons (volonté d'avoir de l'eau dans le lac versus volonté d'en laisser à l'aval pour les milieux).
Extrait de Boyer et al 2018, art. cit.
Anne-Lise Boyer et ses collègues relativisent cependant la division en trois catégories, qui ne se révèlent pas homogènes : "Nos résultats soulignent que les perceptions sont variées, en fonction des types d'intervenants que nous avons interrogés mais également au sein des différents groupes. Par conséquent, il semble difficile de classer les parties prenantes par catégorie. En effet, les parties prenantes que nous avons rencontrées n'appartenaient pas à un seul groupe (les gestionnaires de rivières, les pêcheurs à la ligne, les résidents), mais elles entretenaient des liens avec deux ou les trois groupes en même temps. La prise en compte des dimensions sociales dans l’évaluation de la qualité des paysages fluviaux la rend plus complexe"
Autre constat : "les perceptions du problème de la qualité du paysage aquatique varient spatialement le long du continuum amont / aval. Lorsqu'on perçoit l'Ain, l'emplacement est important parce que nos répondants ont considéré des zones très spécifiques auxquelles ils sont attachés. L’importance de l’échelle locale et de l’attachement aux sites locaux montre à quel point le fleuve est construit de façon naturelle, politique et sociale, ce qui peut être considéré comme un agencement de «territoires hydrosociaux»."
Conclusion des chercheurs : "notre étude confirme que si la rivière est considérée comme un corridor par les gestionnaires de l'eau et les scientifiques, elle devient un environnement diversifié et pluriel si les perceptions des résidents et des utilisateurs sont prises en compte."
Discussion
Les sciences de l'homme et la société sont souvent les grandes absentes de la politique publique de l'eau en France. Le tournant écologique marqué par l'évolution des lois françaises (1984, 1992, 2006) et directives européennes (2000) a été orienté sur la gestion de l'eau comme milieu naturel à travers des batteries d'indicateurs physiques, chimiques, biologiques (voir Morandi 2016 par exemple). Mais en fait, les "masses d'eau" de ce dialecte technocratique - rivières, étangs, lacs, canaux, estuaires - ne sont presque jamais vécues par les humains comme des milieux seulement naturels. Ce sont des usages, des expériences, des paysages, des plaisirs, des dangers aussi, registres qui n'auront pas comme critère de première appréciation l'état écologique au sens de l'expert. Au demeurant, en reconnaissant à partir des années 2000 la notion de services rendus par les écosystèmes, le gestionnaire s'est avisé que l'écologique doit s'intriquer dans l'économique et le social (comme le voulait la première définition du développement durable), et non pas se poser comme instance séparée des humains.
Le travail d'Anne-Lise Boyer et ses collègues a le mérite de montrer l'importance de ce regard de la société sur la rivière, mais aussi et surtout de souligner sa pluralité : pluralité des groupes d'acteurs, pluralité des individus, pluralité des échelles spatiales, pluralité des perceptions et des attentes.
Cette recherche met en relief une difficulté de la gestion publique de l'eau en France. Après avoir connu dans les années 1960 une démarche plutôt novatrice visant à la décentraliser et à la rattacher à la logique (hydrographique et sociologique) de chaque bassin versant (création des agences de l'eau en 1964), elle s'est progressivement re-centralisée, avec un poids très dominant des normes nationales et européennes laissant peu de jeu aux acteurs dans les choix programmatiques et financiers. Du même coup, la diversité des "territoires hydrosociaux" est gommée, voire niée, dans la nécessité d'appliquer les mêmes priorités et les mêmes solutions partout (déjà de penser l'action publique comme un couple problème-solution avec une exigence d'efficacité en vue de parvenir à une référence qui n'est pas pensée ni débattue). Mais si elles donnent (imposent) un langage commun à tous les acteurs, cette verticalité et cette homogénéité trouvent leur limite : une rivière est aussi ce que les riverains en attendent et en font. L'oubli technocratique des dimensions locales et humaines se heurte au refus de la dépossession par divers acteurs.
Référence : Boyer AL et al (2018), The social dimensions of a river’s environmental quality assessment, Ambio, DOI:10.1007/s13280-018-1089-9