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Vallée de la Sélune en lutte (3) : le gain réel pour les saumons

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Les partisans de l'effacement des barrages de la Sélune présentent avantageusement le cours d'eau comme "3e rivière à saumons de France". C'est un bon slogan publicitaire pour la pêche, mais cela ne contribue pas à l'intelligence de la situation. Le gain estimé par les experts sur la Sélune est une production supplémentaire de 1300 saumons (chiffre non encore validé scientifiquement), soit 0,04% du stock mondial de saumon sauvage. La seule activité de pêche capture chaque année en France 2 à 3 fois plus de saumons que ce gain attendu sur la Sélune... étrange politique de protection d'une espèce menacée! En terme de linéaire, le gain représente 3,5% du linéaire salmonicole du seul bassin de Seine-Normandie (en excluant la Seine elle-même) – quantité devenant encore plus négligeable si l'on prend l'ensemble des bassins français pouvant accueillir les migrateurs (côtiers aquitains, vendéens, bretons, picards et flamands, grands bassins Adour, Dordogne-Garonne, Loire-Allier, Somme, Rhin...). Le coût du chantier d'effacement étant au minimum de 50 M€, probablement le double s'il faut traiter toutes les altérations chimiques et morphologiques de la zone amont devant accueillir les saumons, il est manifeste que le rapport coût-bénéfice est très mauvais. Mieux vaut un financement par l'exploitant des barrages de mesures compensatoires sur des linéaires salmonicoles bien plus faciles à aménager.


En visite dans la Manche le 4 décembre 2014, la Ministre de l'Ecologie Ségolène Royal avait déclaré à propos du projet d'effacement des barrages de la Sélune: "Il faut que le rapport qualité-prix soit raisonnable. On ne met pas 53 millions d'euros pour faire passer les poissons". Cette observation de bon sens lui fut vertement reprochée par les Amis de la Sélune et le lobby de la destruction (voir le communiqué).

Le principal enjeu de la destruction des barrages de la Sélune est de permettre son franchissement par les grands migrateurs amphihalins, et en particulier par l'espèce-cible qu'est le saumon atlantique (Salmo salar). La Sélune a été présentée comme "3e rivière à saumon de France" par les partisans de l'effacement. Qu'en est-il réellement de cette espèce sur la rivière ?

Un peu d'histoire : la pêche comme première menace sur le saumon
La préoccupation pour les saumons de la Sélune ne date pas de la directive-cadre européenne sur l'eau de 2000 ni de la loi sur l'eau de 2006 – ni même de la construction des barrages dans la première moitié du XXe siècle. On retrouve dans les archives du XIXe siècle mention des problèmes que posait alors la surpêche, sur cette rivière où des pêcheries sont par ailleurs attestées depuis le Moyen Âge (voir cet article de la revue Hypothèses).

Ainsi au Congrès scientifique de France (1860), on s'émeut de la destruction des juvéniles : "La Divette donne quelquefois de petits saumons. Ils y sont extrêmement rares, surtout depuis l'établissement du canal de retenue. Cette espèce, la plus importante sous tous les rapports dans nos rivières, serait abondante dans nos grands cours d'eau, le Couesnon, la Sélune, la Sée, la Sienne, la Vire, l'Ouve, si l'on en surveillait avec soin la pêche, au lieu de laisser, à bien dire, détruire le saumon dès son plus jeune âge, en quantités énormes parfois."

Dans l'Annuaire des cinq départements de la Normandie (1876), le rédacteur s'inquiète des filets posés en baie du Mont Saint-Michel et de la disparition du saumon à l'amont : "La diminution du poisson ne doit pas être attribuée au peu de rigueur avec laquelle on fait payer l'amende aux contrevenants; elle vient surtout de la façon dont on élude la loi dans la disposition des filets. Ceux-ci doivent être posés de façon à laisser un espace pour le passage du poisson, et si tous les filets étaient tendus du même côté, le poisson passerait en effet ; mais les pêcheurs éludent les dispositions protectrices du règlement en croisant leurs filets à distance , de manière à ce que le passage soit laissé tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ils s'associent entre eux et prennent tout L'an dernier, on a pris à Ducey neuf saumons dans une heure. Il y a 15 ans, les saumons remontaient dans la Sée et dans la Sélune ; il n'y en a plus un seul aujourd'hui. C'est la faute des pêcheurs de la baie du Mont-St-Michel."

Ces alertes anciennes sur la surpêche ne sont indifférentes pour l'avenir. De manière ambivalente, la Fédération de pêche pousse à l'effacement des ouvrages en vue de favoriser un tourisme national voire international de prédation du grand migrateur par la pêche. Ce double discours ne serait pas sans poser problème en cas d'effacement, car si la biodiversité est d'intérêt général, ce n'est pas spécialement pas d'un loisir sectoriel restant très minoritaire dans la population (y compris chez les pêcheurs, pour qui les retenues de Vezins et la Roche-qui-Boit sont les seules zones de pêche au "poisson blanc" de la région).



Avant les barrages, certains moulins bloquaient déjà la remontée
Autre motif de préoccupation au XIXe siècle : les aménagements de rivière, notamment les canalisations et certains moulins ayant augmenté leur hauteur de chute en réponse aux nouveaux besoins d'énergie issus de la révolution industrielle. L'ichtyologue Emile Blanchard le signale dans son classique sur Les poissons des eaux douces de la France (1866) : "Ainsi, l'Aulne, dans le département du Finistère, qui recevait autrefois beaucoup de Saumons, n'en a plus, aujourd'hui que la rivière a été canalisée et pourvue d'écluses. Il en est de même pour le Pensez et les autres cours d'eau, depuis l'établissement de moulins. Des obstacles analogues existent dans l'Ille-et-Vilaine, sur le Couesnon ; dans le département de la Manche, sur la Sée, la Sélune, la Sienne ; dans le Calvados, sur la Touques, la Dives, l'Orne, la Seulle. Sur la Risle, l'affluent de la Seine, où le Saumon était autrefois le plus abondant, tout passage du Poisson est maintenant interdit par le grand barrage éclusé de Pont-Audemer."

Même son de cloche dans le Bulletin de la Société nationale d'acclimatation de France (1884), où un rédacteur pointe en particulier le rôle du moulin de Ducey : "En France, certaines rivières peu importantes, qui se jettent directement dans la mer, étaient jadis très fréquentées par le Saumon; on pourrait citer, comme exemple, de nombreux cours d'eau de la Bretagne, —tels que la rivière de Châteaulin, le Trieux, le Couësnon, etc., — ou de la Normandie, — comme la Sée, laSienne,la Sélune , — dans lesquelles le Saumon était autrefois très abondant", une note précisant : "Je tiens de M. L. Quénault, vice-président de la Société académique du Cotentin, que le Saumon se montre encore tous les ans dans la Sienne ; il remonte également la Sélune jusqu'à Ducey, où il se trouve arrêté par le barrage d'un moulin".

Des barrages infranchissables : les gains attendus pour l'effacement
Les témoignages du passé montrent donc des menaces anciennes sur le saumon dans la Sélune, et des périodes de dépeuplement de ses eaux. Venons-en aux deux barrages de Vezins et la Roche-qui-Boit, construits dans la première partie du XXe siècle. Il ne fait aucun doute qu'ils représentent des obstacles actuellement infranchissables à la montaison des saumons, en raison de leur hauteur. Outre la barrière physique dans le sens de l'accès aux frayères vers l'amont, les barrages créent des lacs de retenue qui ne sont pas des habitats favorables aux juvéniles de saumon. Et leurs turbines provoquent une certaine mortalité quand les saumons rejoignent la mer, sachant que le génie civil des ouvrages n'est pas adéquat pour créer des solutions de dévalaison.

Que nous dit le rapport d'expertise de 2015 mené par le CGEIET / CGEDD concernant le gain attendu pour les saumons si l'on supprime les barrages? "Si l'on retient que sur l'intégralité du bassin de la Sélune, 26 % seulement de la surface potentielle d'habitats favorables à la production de saumon est aujourd'hui accessible, les surfaces de production retrouvées sur le bassin moyen et amont de la Sélune après la suppression des barrages seraient, selon les estimations de Onema et de l'Inra, multipliées par 3,8 et représenteraient 56 % des capacités du système baie du Mont Saint-Michel au lieu de 26 % actuellement. La population de saumons adultes serait multipliée par quatre avec la réouverture des zones situées en amont des barrages, soit un potentiel supplémentaire sur la Sélune de 1300 saumons adultes. Le stock total dans la baie du Mont Saint-Michel pourrait ainsi être porté à plus de 3000 saumons au lieu de 1850 actuellement." (Ci-dessous, le graphique des gains présumés d'habitats productifs.)



Nous avons demandé à l'Inra copie d'un rapport de 2014 sur le potentiel salmonicole de la Sélune (Forget et al 2014), il nous a été répondu que ce rapport était provisoire et interne, une publication scientifique étant prévue cette année. Donc, il ne nous est pas possible de statuer sur la rigueur de ce chiffre donné par le CGEIET / CGEDD, notamment d'analyser la manière dont l'estimation prend en compte l'actuelle dégradation chimique et morphologique du bassin amont (voir notre précédent article). Rappelons ici que les efforts déjà anciens de retour du saumon sur la Loire-Allier se soldent par des résultats assez décevants (par exemple entre 400 et 1200 saumons chaque année à Vichy, sans tendance significative depuis 15 ans), de sorte que les alléchantes promesses des tenants de la restauration salmonicole doivent être prises avec des pincettes. On ne dispose à notre connaissance d'aucune analyse coût-bénéfice des dépenses déjà consenties pour le saumon dans le cadre de ses plans de gestion (une pratique hélas assez courante dans les politiques publiques de notre pays).

Un gain modeste par rapport au linéaire salmonicole
En supposant que l'estimation d'un gain de production de 1300 saumons est correcte, que représente-t-elle ? Donnons un ordre de grandeur : selon le suivi du saumon atlantique par l'IUCN et sa liste rouge, le stock mondial de cette espèce est situé autour de 3,6 millions d'individus (en baisse de 44,5% depuis 30 ans, mais avec des fluctuations en partie naturelles et mal connues dans cette variation). Donc, le gain des 1300 saumons de la Sélune représente par rapport à la population instantanée de l'espèce 0,04%.

Rapporter un gain local à une population mondiale induit-il une fausse perspective ? Cela aide tout de même à fixer les idées, dans un dossier où beaucoup est fait pour les brouiller ou les noyer dans des généralités.

Autre comparaison possible : entre 2500 et 3000 saumons sont capturés par les pêcheurs chaque année en France (chiffres Onema 2012), donc le gain pour l'espèce menacée sur la Sélune est inférieur d'un facteur 2 à 3 aux pertes de prédation dues au loisir pêche (sachant qu'outre les captures déclarées, il y a toutes elles qui ne sont pas comptabilisées et qui relèvent du braconnage). Là encore, on est en droit de s'interroger sur la rationalité d'une politique de protection d'une espèce dite "menacée" qui reste néanmoins offerte à la destruction au nom d'un loisir, ainsi que sur la confusion institutionnalisée des fédérations de pêche ayant en charge à la fois la promotion de la pêche et la protection des milieux (ces pêcheurs-là étant les membres les plus actifs des "Amis de la Sélune" et les plus ardents défenseurs de la destruction des barrages, faut-il le préciser).

Gain en habitat, 3,5% du linéaire de Seine-Normandie (hors Seine)
Plutôt que la quantité de saumons, on peut raisonner sur les habitats gagnés. Examinons le linéaire de rivière salmonicole gagné par rapport au linéaire du bassin de Seine-Normandie, auquel est rattaché hydrographiquement la Sélune. L'image ci-dessous est issue du plan de gestion des poissons migrateurs de Seine-Normandie (en haut, carte de répartition, en dessous, rivière à saumons).



On observe que :
  • il y a un total de 1635 km de linéaires de rivières salmonicoles en Seine-Normandie ;
  • le gain de l'effacement des barrages sur la Sélune (58 km vers la source dans ce tableau) représente 3,5% de ce linéaire total ;
  • ce chiffrage exclut le bassin de la rivière Seine elle-même, qui est évidemment le plus important en terme d'objectifs à long terme (le saumon se reproduisait encore jusqu'à la Bourgogne en fin de XIXe siècle) ;
  • outre la Seine-Normandie, les rivières côtières salmonicoles sont présentes sur toute la façade atlantique de l'Aquitaine à l'Artois, et de grands bassins font l'objet de suivis et aménagements pour être rendus accessibles (Loire, Allier, Garonne, Dordogne, Adour, Somme, Rhin, etc.), donc le gain de linéaire sur la Sélune rapporté au potentiel salmonicole français est une quantité assez négligeable.
Pour le repreneur : choisir des mesures compensatoires au lieu d'améliorer marginalement le franchissement local
Dans l'hypothèse actuellement à l'étude d'une reprise des barrages en vue de poursuivre la production hydro-électrique, on a fait état de diverses hypothèses d'amélioration de la franchissabilité : transport en camion des poissons capturés à l'aval, ascenseurs à poissons, canaux de contournement.

Aucune des ces options ne nous semblent vraiment recevables : certaines ont un coût exorbitant, toutes ont une efficacité assez faible. Pour les raisons déjà énoncées : il ne faut pas seulement passer le barrage en montaison, mais encore trouver des habitats favorables ; le but est de rétablir le cycle complet, donc de garantir aussi une dévalaison dans de bonnes conditions, qui ne paraît pas à portée.

Si l'on conserve les barrages, il faut admettre comme donnée d'entrée que la partie amont de la Sélune ne sera pas accueillante aux migrateurs sur la durée de la concession, sans chercher des améliorations marginales. Des gains pour les milieux (dont les saumons) peuvent sans doute être obtenus par certaines méthodes de gestion, comme l'optimisation des débits turbinés en pointe ou les précautions sur les vidanges. Mais surtout, il nous paraît bien plus rationnel que le repreneur des barrages s'engage dans le principe de mesures compensatoires : abonder sur la durée de la concession un fonds dédié à libérer ailleurs sur le territoire un linéaire salmonicole équivalent à celui bloqué sur la Sélune.

Sur bon nombre des rivières, les obstacles au franchissement des saumons ne sont pas aussi radicaux que la Sélune. Par exemple sur le barrage de Poutès-Monistrol sur l'Allier, on n'a pas fait le choix de la destruction, mais plutôt d'un ré-aménagement qui conserve 90% du productible (pertes en pointe) et qui permet le franchissement par les saumons. Mieux vaut travailler ainsi à l'aménagement de rivières où les gains sont possibles, au lieu de s'acharner sur des sites impliquant des destructions prématurées d'ouvrage.

Conclusion
Les ouvrages de la Sélune sont objectivement infranchissables, l'amont du bassin est dégradé et les solutions alternatives de franchissement local ont un mauvais rapport coût-efficacité. L'effacement coûte au minimum 50 M€, probablement le double s'il faut rendre le bassin favorable aux saumons et gérer les conséquences défavorables. Si les ouvrages menaçaient ruine, leur démantèlement aurait du sens ; mais on a fait le choix basiquement absurde de casser des barrages en état correct et capables de produire l'électricité ni fossile ni fissile dont la transition énergétique française affirme par ailleurs l'urgente nécessité. En terme de rationalité de la dépense publique en faveur de la biodiversité, il paraît exorbitant de dépenser des sommes aussi considérables pour des gains aussi modestes: les citoyens n'ont pas à payer pour des symboles politiques flattant des positions extrêmes au terme d'arbitrages opaques. Il serait nettement préférable que le repreneur des barrages abonde un train de des mesures compensatoires libérant un linéaire salmonicole équivalent sur d'autres rivières normandes ou bretonnes, mais des rivières où les ouvrages plus modestes sont équipables en passes à poissons ou autres solutions efficaces de franchissement.

Illustrations : vallée de la Sélune, courtoisie des Amis du barrage ; pêche au saumon dessinée par Mesnel (1869).

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