Les deux barrages de la Sélune forment incontestablement des obstacles aux migrateurs et des altérations du flux sédimentaire. Mais on ne peut ignorer que le bassin versant de la Sélune, notamment sa zone amont, est dégradé de multiples manières : forte occupation agricole des sols, charge excédentaire de matières en suspension et de nitrates, dégradation hydromorphologique de la tête de bassin, présence de métaux et métalloïdes. Si certains points se sont améliorés depuis 10 ans, beaucoup reste à faire : le coût de la seule restauration physique de la tête de bassin (hors barrages donc, et hors pollution) a par exemple été estimé à 21 M€ supplémentaires. Un élément important a surtout été oublié ou négligé lors des études du projet d'effacement : le rôle épurateur des deux retenues de Vezins et la Roche-qui-Boit, agissant comme des grands bassins de décantation et évitant le transfert des pollutions vers l'aval et vers la baie protégée du Mont-Saint-Michel. Un organisme public (Cerema) a évoqué en 2015 le risque de "marée verte"… sans aucun approfondissement. Assurer le passage des espèces vers des habitats dégradés et pollués a-t-il un sens? Et qui assumera la responsabilité si les zones à forte biodiversité de la baie se trouvent dégradées demain? Un effacement bouleverse les équilibres en place, c'est particulièrement évident pour deux barrages situés près d'un estuaire : on ne peut pas traiter la morphologie et la chimie comme des problèmes séparés.
Dans le dossier de la Sélune, l'attention s'est focalisée depuis 10 ans sur les deux barrages de Vezins et la Roche-qui-Boit: on en a oublié que la qualité d'un bassin versant et de ses cours d'eau s'apprécie à d'autres facteurs que la présence de grands ouvrages.
Un bassin versant fortement dégradé à partir des 30 Glorieuses
En 1993, la vidange mal maîtrisée des barrages de la Sélune avait entraîné une pollution par sédiments de la zone aval jusqu'à l'estuaire. A l'époque, un rapport du Conseil général des Ponts-et-Chaussées (93-137, téléchargeable ici), déjà critique sur les deux ouvrages faut-il préciser, notait la dégradation profonde de l'ensemble du bassin :
"La comparaison d'études concernant les lieux à trente ans d'intervalle montre la profonde dégradation de la qualité des eaux par suite des modifications intervenues dans ce laps de temps sur le bassin versant : intensification agricole, développement des élevages hors sol, des industries et des populations agglomérées, augmentation de l'emploi de certains produits (détergents, pesticides)..... Les aménagements réalisés conjointement : développement de la voierie et des surfaces imperméabilisées, création et extension des réseaux d'égoût, suppression de haies et de fossés... ont accentué le phénomène en accélérant le transfert des éléments indésirables vers la Sélune et ses affluents.
La teneur en azote des eaux des retenues a ainsi été multipliée par 10 au cours des 20 dernières années, les phosphates, simplement présents à l'état de traces en 1961 atteignent actuellement des concentrations de l'ordre de 0,3 mg/l. Le fonctionnement du plan d'eau de Vezins s'est particulièrement détérioré en ce qui concerne la prolifération des algues, la teneur en oxygène, le caractère réducteur des sédiments et leur enrichissement en éléments toxiques (métaux, cyanures...). La mauvaise qualité des eaux restituées en aval de la Roche-qui-Boit affecte gravement les peuplements piscicoles de la Sélune aval depuis plusieurs années : variations brusques de débit, turbinage des eaux de fond désoxygénées... La situation est aggravée par des rejets industriels (cyanures, métaux), effectués directement ou à proximité de la retenue de Vezins".
L'image est donc celle d'un bassin versant dont la qualité de l'eau s'est considérablement altérée à compter des 30 Glorieuses, comme presque partout.
Ces pollutions, qui ne sont pas la responsabilité des barrages mais qui finissent souvent dans l'eau ou les sédiments de leurs retenues, ont-elles disparu depuis? Dans le dernier bulletin disponible du SAGE de la Sélune (données 2013, Bulletin n°14, 2014), on trouve cette carte de l'état physico-chimique du bassin (ci-dessous, cliquer pour agrandir). On constate que l'amont des ouvrages présent un état moyen à mauvais pour les nitrates (NO3) et les matières en suspension (MES). Le phosphore est également mauvais sur le Beuvron.
Dans la courbe ci-dessous issue du rapport Artelia 2014 (voir le dossier complet d'enquête publique), on voit les matières en suspension à l'amont (courbes rouge et bleu) et à l'aval (courbe verte) des barrages. "L’effet des retenues est clairement visible et permet une décantation des fines et un abaissement notable des concentrations en MES", observe le bureau d'études.
Le constat est le même pour cette courbe des concentrations moyennes mensuelles en phosphore (ci-dessous, cliquer pour agrandir). La dégradation de l'eau est plus sensible à l'amont qu'à l'aval, car les retenues stockent une partie des excédents en nutriments.
Secteur amont dégradé, rectifié, busé, érodé… 21 M€ de travaux à prévoir là aussi rien que pour l'hydromorphologie
Le programme de mesure Sélune amont (2012) de l'Agence de l'eau Seine-Normandie comporte divers témoignages et analyses utiles pour comprendre l'état actuel de la tête de bassin. L’économie locale est avant tout agricole : un peu plus de 900 exploitations et de 27 000 ha agricoles occupent 80 % du bassin de la Sélune amont. Le bassin a suivi le modèle national d'intensification de la production depuis 50 ans. Quelques constats :
Ceux des agriculteurs qui avaient soutenu le projet d'effacement des barrages en espérant "avoir la paix" sur les compartiments de l'eau qui les concernent ont probablement fait un mauvais calcul: la suppression des ouvrages ne rendrait que plus manifeste la dégradation de la tête de bassin et plus urgentes des mesures drastiques d'amélioration des milieux d'accueil de salmonidés à l'amont. Avec des coûts qui explosent pour les finances publiques et pour tous les acteurs du bassin...
Les métaux en rivière disparaissent par enchantement, selon l'avis "scientifique" du CSPNB
Dans un avis de 2015, le Conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité (CSPNB) évoque "les rejets d’une usine de traitement de surfaces dans l’Yvrande, un affluent qui se jette dans le lac" et affirme : "Ils se traduisent par l’accumulation dans les sédiments, en amont de la retenue, de substances dangereuses dont certaines teneurs dépassent les seuils réglementaires. C’est le cas pour le cadmium, le chrome, le cuivre, le nickel et le zinc. Le nickel et le cadmium se retrouvent également à des doses excessives dans la partie aval de la retenue. De plus, des teneurs en arsenic 13 fois supérieures à celles trouvées au débouché de l’affluent peuvent être détectées vers l’amont du lac. L’isolement des sédiments pollués et la suppression des barrages permettraient de retrouver une dilution des rejets qui les mettrait aux normes requises."
Il est assez étrange qu'un Conseil se disant "scientifique", ayant en charge le "patrimoine naturel" et la "biodiversité", puisse se satisfaire d'une très hypothétique "dilution" de métaux : ces derniers ne disparaissent évidemment pas d'un coup de baguette magique, ils sont simplement diffusés dans les milieux. Les métaux ne sont pas biodégradables et la plupart d'entre eux s'accumulent dans les êtres vivants. On retrouve ainsi régulièrement trace des métaux et métalloïdes dans les poissons, crustacés ou mollusques des zones contaminées. (Il est vrai que le même CSPNB apporte un soutien hâtif à l'effacement en soulignant notamment que les barrages produisent nettement moins que le futur EPR de Flamanville…. Nous laissons aux écologistes associés aux Amis de la Sélune qui brandissent fièrement de tels avis le soin de gérer leurs contradictions.)
L'analyse chimique de l'étude Artelia 2014 observe des qualités moyennes à mauvaise sur la Sélune et/ou l'Airon pour le cadmium, le cuivre, le mercure, le nickel, le zinc, et des pollutions ponctuelles dépassant les NQE pour le chrome et le plomb. L'indice Metox (qui calcule 8 métaux pondérés par leur biotoxicité) aboutit sur deux années de mesures à une charge cumulée de l'ordre de 120 à 160 µg/l pour la Sélune et l'Airon (schéma ci-dessous, Artelia 2014).
Avis réservé du CGEDD sur "l'auto-épuration" dans le dossier présenté en enquête publique (2014)
Le CGEDD, agissant comme autorité environnementale (Ae), a porté plusieurs jugements sur le projet d'effacement des barrages présenté par Artelia pour l'enquête publique de 2014.
La première réserve concerne la non-équivalence entre restauration de continuité et restauration du bon état écologique et chimique des masses d'eau. Le CGEDD douche quelque peu l'enthousiasme de ceux qui réduisent la rivière à sa morphologie en oubliant les autres altérations : "L’étude d’impact affirme page 68 du document 6 que 'Le cours d’eau de la Sélune retrouvera un écoulement naturel de sa source jusqu’à l’estuaire ce qui permettra de garantir l’atteinte du bon état écologique du milieu à l’horizon 2021.' sans plus d’explications. Or, la continuité écologique et l’eutrophisation ne sont pas seules en cause. On ignore notamment quel sera le devenir de la pollution par les nitrates, phosphates et pesticides utilisés par l’agriculture sur le bassin versant et qui pourraient compromettre les objectifs du projet. Pour l’Ae il conviendrait donc d’adopter une formulation plus prudente que le terme 'garantir' qui semble négliger d’autres enjeux de qualité des eaux."
La seconde réserve de l'Autorité environnementale, plus importante pour notre propos, rappelle que la soi-disant auto-épuration de la rivière une fois supprimés les barrages ne correspond à aucune démonstration scientifique: "La transformation de l’écosystème aquatique d’un système d’eau stagnante à un système d’eau courante devrait diminuer significativement le phénomène d’eutrophisation que l’on rencontre au sein des retenues. Les efflorescences de cyanobactéries ont également vocation à disparaître. En revanche, le document évoque, à propos d’un effet cumulé avec une ferme avicole l’hypothèse d’une 'amélioration de la capacité épuratrice des eaux liée au rétablissement du libre écoulement de la Sélune.' Cette hypothèse n’est cependant justifiée par aucune étude de la capacité d’auto-épuration du milieu. Si le temps de rétention de l’eau dans le bassin va diminuer, rien n’indique que la capacité d’auto-épuration du milieu augmentera. L’Ae recommande de justifier par des éléments scientifiques précis l’assertion selon laquelle la capacité d’auto-épuration du milieu aquatique augmentera."
Même si ces remarques noyées dans des centaines de pages n'ont pas donné lieu à grands changements dans le projet, on saura gré au CGEDD d'avoir mis en garde contre la "pensée magique" de l'auto-épuration des rivières, cette fable mise en avant par les aménageurs et gestionnaires pour détruire les ouvrages hydrauliques tout en excusant des décennies d'impuissance sur les pollutions. Avec ou sans barrage, la pollution altère les milieux. Quand on supprime un barrage près d'un estuaire, on augmente évidemment le risque de produire une charge sédimentaire régulièrement contaminée si le bassin versant reste altéré.
Marée verte : le Cerema reconnaît le danger potentiel en 2015, personne n'y prend garde
Dans la mission d'expertise de 2015 commanditée par Ségolène Royal au CGEIET/CGEDD (voir le rapport), le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) reconnaît en annexe que la suppression des barrages peut entraîner une baisse de l'épuration au niveau des deux retenues avec un risque de convergence des nutriments (et autres polluants ou MES non mentionnés) vers l'estuaire :
"Le chapitre 6 'effets résiduels du projet' [du projet soumis à enquête publique] n’aborde pas l’impact potentiel sur les phénomènes de marée verte qui pourraient survenir du fait de la suppression des deux retenues. Il est écrit dans l’étude que la charge en MES a fortement augmenté du fait de la mise en culture des terres en amont des retenues. Cette mise en culture s’accompagne, la plupart du temps, d’une augmentation des apports en azote et phosphore. Ces paramètres sont peu traités alors qu’ils sont à l’origine des proliférations algales observées dans les retenues. Le démantèlement des barrages aura pour conséquence de rendre son caractère naturel à la Sélune et de supprimer l’apparition de bloom à cyanobactéries. Cependant, il aura également pour effet de réduire les volumes d’eau et les surfaces de zone humides qui actuellement, jouent le rôle de pièges pour ces éléments nutritifs. Pour éviter que de grandes quantités d’azote et de phosphore ne se retrouvent dans l’estuaire, il est donc nécessaire d’associer à ce démantèlement, un projet de réductions des 'entrants' dans le milieu aquatique."
Une expertise évoque ainsi la possibilité d'une fréquence accrue de marée verte, mais comme toujours ce sont quelques lignes perdues dans de longs rapports, auxquelles on ne prête pas garde car toute l'attention est focalisée sur la destruction des barrages.
Pesticides : "il serait utile d'améliorer la connaissance sur ce sujet"...
Ajoutons pour finir ce tableau sommaire que l'on manque de données sur les pesticides dans la Sélune et le petite baie du Mont-Saint-Michel. Les informations produites par Artelia pour construire le projet d'effacement concernent les valeurs à la station de Saint-Aubin de Terregatte, située à l'aval des barrages. Elles montrent des molécules présentes, mais en dessous des normes de qualité (image ci-dessous).
Au total, il y a 41 contaminants dans les mesures obligatoires sur le compartiment chimique de la DCE 2000 et le réseau de surveillance de l'Agence de l'eau (au moins jusqu'en 2010) analyse 250 molécules différentes dont 193 avec des seuils de qualité. L'Agence de l'eau Seine-Normandie répute dans son état des lieux 2013 la Sélune et l'Airon en "bon état chimique" (l'état chimique étant celui des micropolluants, pas les nutriments et les métaux qui sont traités dans l'état écologique pour la DCE) tout en attribuant à ce score un niveau de confiance "faible". C'est un problème : les Agences ne rendent jamais publiques les données brutes des mesures, donc on ne connaît pas la fréquence des campagnes, leur localisation, leurs résultats. On ne sait donc pas en l'état si la mesure des pesticides est faite sur l'ensemble des masses d'eau du bassin (notamment celles de l'amont que ne montre pas Artelia) et on ne sait pas pourquoi la confiance dans les données chimiques est faible.
Dans une réunion interSAGE du 7 juin 2013, on trouve dans le compte-rendu cette question intéressante et sa réponse lapidaire : "Les flux de pesticides dans les cours d’eau semblent toujours importants, a-t-on connaissance des teneurs dans les eaux de la baie? A priori, aucun indicateur n’a été mis en place sur les pesticides étant donnée la grande variété de produits utilisés. Il serait utile d’améliorer la connaissance sur ce sujet, les pesticides peuvent avoir des effets indirects trans-générationnels sur les populations."
Ne pas mesurer, c'est certainement le meilleur moyen de gérer les rivières, n'est-ce pas ? On ne peut évidemment pas dépenser des centaines de millions d'euros par an à faire de la restauration physique de masse d'eau en finançant dans le même temps un système de connaissance des milieux digne de ce nom. Et la France est logiquement blâmée par la Commission européenne pour la qualité très perfectible de son rapportage sur l'eau. En tout cas, ce flou permet aux gestionnaires de désigner tel ou tel impact comme prioritaire au gré des modes du moment davantage qu'au terme d'un diagnostic complet appuyé par un modèle.
Pas d'effacement sans garantie pour l'aval et la baie: l'Etat doit procéder à des analyses complémentaires
Les retenues des barrages de la Sélune totalisent plus de 200 ha en surface et 20,5 millions de m3 d'eau en volume. Située plutôt vers l'aval du bassin versant, elles agissent comme deux grands bacs de décantation, permettant de stocker une partie de la charge en nutriments, matières en suspension et polluants venant de l'amont. Le rôle épurateur des barrages a été abondamment reconnu dans la littérature scientifique internationale (voir cette synthèse, centrée sur les nutriments). L'effacement des barrages de la Sélune pose donc des questions non prises en compte sur le devenir des contaminants et le risque d'altération de la petite baie du Mont-Saint-Michel, exutoire de la Sélune. Le problème se pose aussi pour les terres agricoles et les captages situés à l'aval.
Dans l'hypothèse où l'Etat choisisse de confirmer l'effacement, ce point peut être motif à contentieux. En effet, autant les études se sont penchées en détail sur la gestion des sédiments stockées (notamment suite au mauvais souvenir de la vidange ratée de 1993), autant elles n'ont pas à notre connaissance procédé à des simulations du nouveau régime sédimentaire aval et du devenir des contaminants. Le risque de marée verte ou d'altération chimique aval lié à l'accumulation progressive vers la baie de toutes les substances aujourd'hui stockées dans les retenues a été ignoré dans les études d'impact du projet d'effacement. La baie du Mont-Saint-Michel étant un espace protégé à forte biodiversité (ainsi que la porte d'entrée des migrateurs), un projet ne peut se permettre cette légèreté. Nous ne pouvons que conseiller aux Amis du barrage de faire une demande officielle d'étude complémentaire en Préfecture.
Enfin, les pollutions du bassin amont de la Sélune, la dégradation de son fonctionnement hydromorphologique, la mobilisation difficile de substrats à granulométrie d'intérêt pour les frayères, les productions excessives de sédiments fins et les recrutements piscicoles plus faibles que ceux attendus ne sont pas sans poser problème pour la colonisation attendue des salmonidés. Ce n'est pas le tout de créer un passage, encore faut-il que ce passage mène à des habitats de bonne qualité. Nous verrons dans notre prochain article cette question des gains réels pour le saumon.
Conclusion : revenir à des choix raisonnables
Face à une rivière disposant d'enjeux morphologiques (deux grands ouvrages) et physico-chimique (des polluants et nutriments), le bon sens exige de traiter d'abord tous les problèmes de pollution et d'altération du bassin versant, ensuite seulement d'ouvrir les barrages vers des habitats de qualité à l'amont, sans risque de dégradation des zones à l'aval. C'était le scénario C du SAGE 2004, le plus clairvoyant et celui qui avait reçu le plus d'adhésion dans le premier vote. Il en a été ensuite décidé autrement, essentiellement pour des raisons politiques (voir notre premier article) : la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, l'Agence de l'eau Seine-Normandie, l'Onema, la Fédération de pêche et les groupes de pression écologistes exigeaient un "exemple" et un "symbole", abattre les barrages de Vezins et la Roche-qui-boit pour annoncer triomphalement la grande vague de restauration de la continuité écologique. Il est temps de sortir de cette pseudo-logique et de revenir à des solutions plus raisonnables.
Les barrages de la Sélune disparaîtront un jour, car aucun ouvrage de génie civil n'est éternel. Précipiter leur fin n'est pas une bonne solution tant qu'ils rendent des services aux populations et aux milieux tout en produisant une énergie bas-carbone, clé de voûte de la lutte contre le réchauffement climatique.
Dans le dossier de la Sélune, l'attention s'est focalisée depuis 10 ans sur les deux barrages de Vezins et la Roche-qui-Boit: on en a oublié que la qualité d'un bassin versant et de ses cours d'eau s'apprécie à d'autres facteurs que la présence de grands ouvrages.
Un bassin versant fortement dégradé à partir des 30 Glorieuses
En 1993, la vidange mal maîtrisée des barrages de la Sélune avait entraîné une pollution par sédiments de la zone aval jusqu'à l'estuaire. A l'époque, un rapport du Conseil général des Ponts-et-Chaussées (93-137, téléchargeable ici), déjà critique sur les deux ouvrages faut-il préciser, notait la dégradation profonde de l'ensemble du bassin :
"La comparaison d'études concernant les lieux à trente ans d'intervalle montre la profonde dégradation de la qualité des eaux par suite des modifications intervenues dans ce laps de temps sur le bassin versant : intensification agricole, développement des élevages hors sol, des industries et des populations agglomérées, augmentation de l'emploi de certains produits (détergents, pesticides)..... Les aménagements réalisés conjointement : développement de la voierie et des surfaces imperméabilisées, création et extension des réseaux d'égoût, suppression de haies et de fossés... ont accentué le phénomène en accélérant le transfert des éléments indésirables vers la Sélune et ses affluents.
La teneur en azote des eaux des retenues a ainsi été multipliée par 10 au cours des 20 dernières années, les phosphates, simplement présents à l'état de traces en 1961 atteignent actuellement des concentrations de l'ordre de 0,3 mg/l. Le fonctionnement du plan d'eau de Vezins s'est particulièrement détérioré en ce qui concerne la prolifération des algues, la teneur en oxygène, le caractère réducteur des sédiments et leur enrichissement en éléments toxiques (métaux, cyanures...). La mauvaise qualité des eaux restituées en aval de la Roche-qui-Boit affecte gravement les peuplements piscicoles de la Sélune aval depuis plusieurs années : variations brusques de débit, turbinage des eaux de fond désoxygénées... La situation est aggravée par des rejets industriels (cyanures, métaux), effectués directement ou à proximité de la retenue de Vezins".
L'image est donc celle d'un bassin versant dont la qualité de l'eau s'est considérablement altérée à compter des 30 Glorieuses, comme presque partout.
Ces pollutions, qui ne sont pas la responsabilité des barrages mais qui finissent souvent dans l'eau ou les sédiments de leurs retenues, ont-elles disparu depuis? Dans le dernier bulletin disponible du SAGE de la Sélune (données 2013, Bulletin n°14, 2014), on trouve cette carte de l'état physico-chimique du bassin (ci-dessous, cliquer pour agrandir). On constate que l'amont des ouvrages présent un état moyen à mauvais pour les nitrates (NO3) et les matières en suspension (MES). Le phosphore est également mauvais sur le Beuvron.
Dans la courbe ci-dessous issue du rapport Artelia 2014 (voir le dossier complet d'enquête publique), on voit les matières en suspension à l'amont (courbes rouge et bleu) et à l'aval (courbe verte) des barrages. "L’effet des retenues est clairement visible et permet une décantation des fines et un abaissement notable des concentrations en MES", observe le bureau d'études.
Le constat est le même pour cette courbe des concentrations moyennes mensuelles en phosphore (ci-dessous, cliquer pour agrandir). La dégradation de l'eau est plus sensible à l'amont qu'à l'aval, car les retenues stockent une partie des excédents en nutriments.
Secteur amont dégradé, rectifié, busé, érodé… 21 M€ de travaux à prévoir là aussi rien que pour l'hydromorphologie
Le programme de mesure Sélune amont (2012) de l'Agence de l'eau Seine-Normandie comporte divers témoignages et analyses utiles pour comprendre l'état actuel de la tête de bassin. L’économie locale est avant tout agricole : un peu plus de 900 exploitations et de 27 000 ha agricoles occupent 80 % du bassin de la Sélune amont. Le bassin a suivi le modèle national d'intensification de la production depuis 50 ans. Quelques constats :
- "ce secteur présente l’une des plus faibles densités de haies du département de la Manche";
- "près de 30% du linéaire des affluents du bassin a été rectifié, plus de 40% a été recalibré, et plus de 50% des parcelles riveraines ont été drainées (…) et plus de 1000 passages busés ont également aussi été recensés, altérant la continuité des affluents";
- "cette intensification agricole et les travaux d’aménagements associés ont entrainé une augmentation du lessivage des intrants agricoles, une diminution de la capacité d’épuration du bassin et une altération des habitats aquatiques des affluents".
Ceux des agriculteurs qui avaient soutenu le projet d'effacement des barrages en espérant "avoir la paix" sur les compartiments de l'eau qui les concernent ont probablement fait un mauvais calcul: la suppression des ouvrages ne rendrait que plus manifeste la dégradation de la tête de bassin et plus urgentes des mesures drastiques d'amélioration des milieux d'accueil de salmonidés à l'amont. Avec des coûts qui explosent pour les finances publiques et pour tous les acteurs du bassin...
Les métaux en rivière disparaissent par enchantement, selon l'avis "scientifique" du CSPNB
Dans un avis de 2015, le Conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité (CSPNB) évoque "les rejets d’une usine de traitement de surfaces dans l’Yvrande, un affluent qui se jette dans le lac" et affirme : "Ils se traduisent par l’accumulation dans les sédiments, en amont de la retenue, de substances dangereuses dont certaines teneurs dépassent les seuils réglementaires. C’est le cas pour le cadmium, le chrome, le cuivre, le nickel et le zinc. Le nickel et le cadmium se retrouvent également à des doses excessives dans la partie aval de la retenue. De plus, des teneurs en arsenic 13 fois supérieures à celles trouvées au débouché de l’affluent peuvent être détectées vers l’amont du lac. L’isolement des sédiments pollués et la suppression des barrages permettraient de retrouver une dilution des rejets qui les mettrait aux normes requises."
Il est assez étrange qu'un Conseil se disant "scientifique", ayant en charge le "patrimoine naturel" et la "biodiversité", puisse se satisfaire d'une très hypothétique "dilution" de métaux : ces derniers ne disparaissent évidemment pas d'un coup de baguette magique, ils sont simplement diffusés dans les milieux. Les métaux ne sont pas biodégradables et la plupart d'entre eux s'accumulent dans les êtres vivants. On retrouve ainsi régulièrement trace des métaux et métalloïdes dans les poissons, crustacés ou mollusques des zones contaminées. (Il est vrai que le même CSPNB apporte un soutien hâtif à l'effacement en soulignant notamment que les barrages produisent nettement moins que le futur EPR de Flamanville…. Nous laissons aux écologistes associés aux Amis de la Sélune qui brandissent fièrement de tels avis le soin de gérer leurs contradictions.)
L'analyse chimique de l'étude Artelia 2014 observe des qualités moyennes à mauvaise sur la Sélune et/ou l'Airon pour le cadmium, le cuivre, le mercure, le nickel, le zinc, et des pollutions ponctuelles dépassant les NQE pour le chrome et le plomb. L'indice Metox (qui calcule 8 métaux pondérés par leur biotoxicité) aboutit sur deux années de mesures à une charge cumulée de l'ordre de 120 à 160 µg/l pour la Sélune et l'Airon (schéma ci-dessous, Artelia 2014).
Avis réservé du CGEDD sur "l'auto-épuration" dans le dossier présenté en enquête publique (2014)
Le CGEDD, agissant comme autorité environnementale (Ae), a porté plusieurs jugements sur le projet d'effacement des barrages présenté par Artelia pour l'enquête publique de 2014.
La première réserve concerne la non-équivalence entre restauration de continuité et restauration du bon état écologique et chimique des masses d'eau. Le CGEDD douche quelque peu l'enthousiasme de ceux qui réduisent la rivière à sa morphologie en oubliant les autres altérations : "L’étude d’impact affirme page 68 du document 6 que 'Le cours d’eau de la Sélune retrouvera un écoulement naturel de sa source jusqu’à l’estuaire ce qui permettra de garantir l’atteinte du bon état écologique du milieu à l’horizon 2021.' sans plus d’explications. Or, la continuité écologique et l’eutrophisation ne sont pas seules en cause. On ignore notamment quel sera le devenir de la pollution par les nitrates, phosphates et pesticides utilisés par l’agriculture sur le bassin versant et qui pourraient compromettre les objectifs du projet. Pour l’Ae il conviendrait donc d’adopter une formulation plus prudente que le terme 'garantir' qui semble négliger d’autres enjeux de qualité des eaux."
La seconde réserve de l'Autorité environnementale, plus importante pour notre propos, rappelle que la soi-disant auto-épuration de la rivière une fois supprimés les barrages ne correspond à aucune démonstration scientifique: "La transformation de l’écosystème aquatique d’un système d’eau stagnante à un système d’eau courante devrait diminuer significativement le phénomène d’eutrophisation que l’on rencontre au sein des retenues. Les efflorescences de cyanobactéries ont également vocation à disparaître. En revanche, le document évoque, à propos d’un effet cumulé avec une ferme avicole l’hypothèse d’une 'amélioration de la capacité épuratrice des eaux liée au rétablissement du libre écoulement de la Sélune.' Cette hypothèse n’est cependant justifiée par aucune étude de la capacité d’auto-épuration du milieu. Si le temps de rétention de l’eau dans le bassin va diminuer, rien n’indique que la capacité d’auto-épuration du milieu augmentera. L’Ae recommande de justifier par des éléments scientifiques précis l’assertion selon laquelle la capacité d’auto-épuration du milieu aquatique augmentera."
Même si ces remarques noyées dans des centaines de pages n'ont pas donné lieu à grands changements dans le projet, on saura gré au CGEDD d'avoir mis en garde contre la "pensée magique" de l'auto-épuration des rivières, cette fable mise en avant par les aménageurs et gestionnaires pour détruire les ouvrages hydrauliques tout en excusant des décennies d'impuissance sur les pollutions. Avec ou sans barrage, la pollution altère les milieux. Quand on supprime un barrage près d'un estuaire, on augmente évidemment le risque de produire une charge sédimentaire régulièrement contaminée si le bassin versant reste altéré.
Marée verte : le Cerema reconnaît le danger potentiel en 2015, personne n'y prend garde
Dans la mission d'expertise de 2015 commanditée par Ségolène Royal au CGEIET/CGEDD (voir le rapport), le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) reconnaît en annexe que la suppression des barrages peut entraîner une baisse de l'épuration au niveau des deux retenues avec un risque de convergence des nutriments (et autres polluants ou MES non mentionnés) vers l'estuaire :
"Le chapitre 6 'effets résiduels du projet' [du projet soumis à enquête publique] n’aborde pas l’impact potentiel sur les phénomènes de marée verte qui pourraient survenir du fait de la suppression des deux retenues. Il est écrit dans l’étude que la charge en MES a fortement augmenté du fait de la mise en culture des terres en amont des retenues. Cette mise en culture s’accompagne, la plupart du temps, d’une augmentation des apports en azote et phosphore. Ces paramètres sont peu traités alors qu’ils sont à l’origine des proliférations algales observées dans les retenues. Le démantèlement des barrages aura pour conséquence de rendre son caractère naturel à la Sélune et de supprimer l’apparition de bloom à cyanobactéries. Cependant, il aura également pour effet de réduire les volumes d’eau et les surfaces de zone humides qui actuellement, jouent le rôle de pièges pour ces éléments nutritifs. Pour éviter que de grandes quantités d’azote et de phosphore ne se retrouvent dans l’estuaire, il est donc nécessaire d’associer à ce démantèlement, un projet de réductions des 'entrants' dans le milieu aquatique."
Une expertise évoque ainsi la possibilité d'une fréquence accrue de marée verte, mais comme toujours ce sont quelques lignes perdues dans de longs rapports, auxquelles on ne prête pas garde car toute l'attention est focalisée sur la destruction des barrages.
Pesticides : "il serait utile d'améliorer la connaissance sur ce sujet"...
Ajoutons pour finir ce tableau sommaire que l'on manque de données sur les pesticides dans la Sélune et le petite baie du Mont-Saint-Michel. Les informations produites par Artelia pour construire le projet d'effacement concernent les valeurs à la station de Saint-Aubin de Terregatte, située à l'aval des barrages. Elles montrent des molécules présentes, mais en dessous des normes de qualité (image ci-dessous).
Au total, il y a 41 contaminants dans les mesures obligatoires sur le compartiment chimique de la DCE 2000 et le réseau de surveillance de l'Agence de l'eau (au moins jusqu'en 2010) analyse 250 molécules différentes dont 193 avec des seuils de qualité. L'Agence de l'eau Seine-Normandie répute dans son état des lieux 2013 la Sélune et l'Airon en "bon état chimique" (l'état chimique étant celui des micropolluants, pas les nutriments et les métaux qui sont traités dans l'état écologique pour la DCE) tout en attribuant à ce score un niveau de confiance "faible". C'est un problème : les Agences ne rendent jamais publiques les données brutes des mesures, donc on ne connaît pas la fréquence des campagnes, leur localisation, leurs résultats. On ne sait donc pas en l'état si la mesure des pesticides est faite sur l'ensemble des masses d'eau du bassin (notamment celles de l'amont que ne montre pas Artelia) et on ne sait pas pourquoi la confiance dans les données chimiques est faible.
Dans une réunion interSAGE du 7 juin 2013, on trouve dans le compte-rendu cette question intéressante et sa réponse lapidaire : "Les flux de pesticides dans les cours d’eau semblent toujours importants, a-t-on connaissance des teneurs dans les eaux de la baie? A priori, aucun indicateur n’a été mis en place sur les pesticides étant donnée la grande variété de produits utilisés. Il serait utile d’améliorer la connaissance sur ce sujet, les pesticides peuvent avoir des effets indirects trans-générationnels sur les populations."
Ne pas mesurer, c'est certainement le meilleur moyen de gérer les rivières, n'est-ce pas ? On ne peut évidemment pas dépenser des centaines de millions d'euros par an à faire de la restauration physique de masse d'eau en finançant dans le même temps un système de connaissance des milieux digne de ce nom. Et la France est logiquement blâmée par la Commission européenne pour la qualité très perfectible de son rapportage sur l'eau. En tout cas, ce flou permet aux gestionnaires de désigner tel ou tel impact comme prioritaire au gré des modes du moment davantage qu'au terme d'un diagnostic complet appuyé par un modèle.
Pas d'effacement sans garantie pour l'aval et la baie: l'Etat doit procéder à des analyses complémentaires
Les retenues des barrages de la Sélune totalisent plus de 200 ha en surface et 20,5 millions de m3 d'eau en volume. Située plutôt vers l'aval du bassin versant, elles agissent comme deux grands bacs de décantation, permettant de stocker une partie de la charge en nutriments, matières en suspension et polluants venant de l'amont. Le rôle épurateur des barrages a été abondamment reconnu dans la littérature scientifique internationale (voir cette synthèse, centrée sur les nutriments). L'effacement des barrages de la Sélune pose donc des questions non prises en compte sur le devenir des contaminants et le risque d'altération de la petite baie du Mont-Saint-Michel, exutoire de la Sélune. Le problème se pose aussi pour les terres agricoles et les captages situés à l'aval.
Dans l'hypothèse où l'Etat choisisse de confirmer l'effacement, ce point peut être motif à contentieux. En effet, autant les études se sont penchées en détail sur la gestion des sédiments stockées (notamment suite au mauvais souvenir de la vidange ratée de 1993), autant elles n'ont pas à notre connaissance procédé à des simulations du nouveau régime sédimentaire aval et du devenir des contaminants. Le risque de marée verte ou d'altération chimique aval lié à l'accumulation progressive vers la baie de toutes les substances aujourd'hui stockées dans les retenues a été ignoré dans les études d'impact du projet d'effacement. La baie du Mont-Saint-Michel étant un espace protégé à forte biodiversité (ainsi que la porte d'entrée des migrateurs), un projet ne peut se permettre cette légèreté. Nous ne pouvons que conseiller aux Amis du barrage de faire une demande officielle d'étude complémentaire en Préfecture.
Enfin, les pollutions du bassin amont de la Sélune, la dégradation de son fonctionnement hydromorphologique, la mobilisation difficile de substrats à granulométrie d'intérêt pour les frayères, les productions excessives de sédiments fins et les recrutements piscicoles plus faibles que ceux attendus ne sont pas sans poser problème pour la colonisation attendue des salmonidés. Ce n'est pas le tout de créer un passage, encore faut-il que ce passage mène à des habitats de bonne qualité. Nous verrons dans notre prochain article cette question des gains réels pour le saumon.
Conclusion : revenir à des choix raisonnables
Face à une rivière disposant d'enjeux morphologiques (deux grands ouvrages) et physico-chimique (des polluants et nutriments), le bon sens exige de traiter d'abord tous les problèmes de pollution et d'altération du bassin versant, ensuite seulement d'ouvrir les barrages vers des habitats de qualité à l'amont, sans risque de dégradation des zones à l'aval. C'était le scénario C du SAGE 2004, le plus clairvoyant et celui qui avait reçu le plus d'adhésion dans le premier vote. Il en a été ensuite décidé autrement, essentiellement pour des raisons politiques (voir notre premier article) : la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Ecologie, l'Agence de l'eau Seine-Normandie, l'Onema, la Fédération de pêche et les groupes de pression écologistes exigeaient un "exemple" et un "symbole", abattre les barrages de Vezins et la Roche-qui-boit pour annoncer triomphalement la grande vague de restauration de la continuité écologique. Il est temps de sortir de cette pseudo-logique et de revenir à des solutions plus raisonnables.
Les barrages de la Sélune disparaîtront un jour, car aucun ouvrage de génie civil n'est éternel. Précipiter leur fin n'est pas une bonne solution tant qu'ils rendent des services aux populations et aux milieux tout en produisant une énergie bas-carbone, clé de voûte de la lutte contre le réchauffement climatique.