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Mille ans d'évolution des zones humides

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Dans un rapport ayant fait date, au milieu des années 1990, il était rappelé que les zones humides encore résiduelles en France sont bien souvent des milieux artificiels issus d'une transformation des marais et marécages entamée au Moyen Age. Cette première évolution, ayant vu la création des étangs, retenues, salines et polders d'Ancien Régime, avait transformé mais pas réduit à néant la capacité biologique des milieux aquatiques et humides. Ce n'est pas le cas de la transition complète des sols vers des milieux secs à vocation agricole ou urbaine, qui a commencé après la Révolution et s'est accéléré surtout au 20e siècle, jusqu'aux années 1980. A l'heure où le gouvernement cherche des solutions pour affronter les futures sécheresses et retenir l'eau dans les bassins versants, il importe d'avoir à l'esprit cette évolution historique. Détruire au lieu de gérer des milieux aquatiques et humides hérités de l'Ancien Régime est aujourd'hui un choix stupide et coûteux. Outre l'évolution des pratiques agricoles vers des techniques éco-productives plus durables, c'est la rétention d'eau intelligente sur le maximum de parcelles qui est nécessaire, y compris par la création de petits plans d'eau optimisés pour l'écologie et l'hydrologie. Non pas la ruine des zones humides artificielles ayant traversé les siècles sans faire disparaître le vivant, et apportant aujourd'hui encore des milieux et ressources d'intérêt.    



Coordonné par Paul Bernard, préfet de la région Rhône-Alpes, le rapport du Commissariat général au plan et Comité interministériel de l'évaluation des politiques publiques sur les zone humides avait permis de faire un état des lieux sur la question en France, au milieu des années 1990. Faisant suite à la loi sur l'eau de 1992, le rapport constatait que "si les deux tiers des zones humides ont disparu en France en un siècle environ (Barnaud, 1993), c'est au cours des dernières décennies que la régression a été la plus spectaculaire". Environ 2,5 millions d'hectares de marais, marécages et prairies humides ont été drainés entre 1970 et 1990, essentiellement pour créer des zones agricoles, mais aussi par extension de l'habitat et des réseaux de transport. Le rythme a atteint son maximum dans les années 1980 avant de fléchir ensuite.

Un point intéressant du rapport était de distinguer deux phases dans l'évolution des zones humides:
- la première est marquée par une transformation des zones humides naturelles en zone humides artificielles (comme les étangs ou les polders), avec maintien de fonctions biologiques d'intérêt autour des productions économiques de l'époque,
- la seconde est marquée par la disparition pure et simple des zones humides par drainage et assèchement, pour étendre le sol agricole (aussi faire régresser les zones paludéennes).

A l'heure où nous devons réfléchir aux meilleures stratégies pour retenir l'eau dans les bassins versants et préserver leur biodiversité, la destruction des zones humides artificielles déjà installées n'est certainement pas la solution. Il faut au contraire préserver ces milieux en adaptant leur gestion aux nouveaux enjeux hydroclimatiques de ce siècle.

Extraits

"Cette déjà longue histoire des interventions humaines sur les zones humides de notre pays permet de distinguer deux étapes. Dans une première phase, on a principalement transformé des zones humides - conversion de zones marécageuses en étang, remplacement de marais salés et de vasières soumises aux marées par des marais littoraux parcourus par de l'eau douce - et gagné des surfaces sur la mer par endigage et poldérisation, accélérant ainsi les processus naturels de comblement de fonds de baie. Cela a été le cas de tous les marais littoraux, le record étant battu par le marais Poitevin avec 96 000 hectares gagnés sur la mer en moins de neuf siècles grâce à l'action simultanée de l'atterrissement naturel et des endigages successifs.

Tous ces marais ont été réaffectés ou conquis pour développer des activités économiques liées aux zones humides : produire du sel (salines), du poisson (étangs), de la viande ou du lait (élevage de bovins sur prairies humides). La phase de transformation des milieux s'est bien entendu accompagnée de perturbations majeures (mise en eau, passage de l'eau salée à l'eau douce, etc.), mais il s'est ensuite constitué un système à la fois productif pour l'économie du moment et biologiquement intéressant (Lefeuvre, 1993 a et b). De nombreux indicateurs témoignent de la qualité biologique de ces milieux humides, tels le nombre d'oiseaux d'eau accueillis en période de reproduction ou d'hivernage, ou bien la densité de loutres, véritable espèce-symbole de certains marais. Cet équilibre s'est maintenu pendant des centaines d'années.

Une seconde phase débute avant la Révolution, période d'influence des physiocrates en France (1764-1789), durant laquelle se développe une politique de progrès agricole. Les marais commencent à disparaître définitivement,laissant la place à des terres agricoles après drainage et dessèchement. Les prairies humides permanentes sont alors labourées (retournement) et mises en culture.

Ce mouvement s'est poursuivi jusqu'à nos jours et s'est amplifié ces dernières décennies grâce à la mécanisation. Les techniques d'assainissement et de drainage sont désormais très au point et permettent en un temps record de convertir des prairies humides en terres labourables et cultivables analogues à celles de Beauce, notamment par la technique des casiers hydrauliques avec pompe de relevage. Une fois desséchées, les anciennes zones humides peuvent également être remblayées et devenir des espaces urbanisés. Là encore, le  progrès technique (bulldozers...) accélère les processus.

Les zones humides françaises ont donc été depuis plus de mille ans profondément modifiées, mais de manière différente dans l'espace et dans le temps. L'exemple de la Dombes illustrera ces différences. Cette région, marécageuse à l'origine, a changé d'aspect à partir du Moyen Age en raison de la création d'étangs. Ce processus a atteint son apogée en 1850, où l'on dénombrait 2 000 étangs couvrant une superficie de 19 000 hectares. Ce système "modifié" mais biologiquement riche a atteint un nouvel équilibre, bien que ce paysage d'étangs soit fondamentalement différent de celui constitué par les marécages d'origine. Récemment, ce milieu a de nouveau été transformé mais d'une tout autre manière : dans une grande partie de la Dombes, assèchements et mises en culture ont fait disparaître le caractère "humide" preservé jusque-là, et l'on peut actuellement tabler sur une surface en eau d'à peine 8 500 hectares pour 800 étangs environ (Lebreton et al., 1991).

Un autre exemple est celui de la façade atlantique de la France. Les marais salés originels ont été drainés par des canaux à ciel ouvert devenant ainsi marais continentaux, puis marais temporaires, avant d'atteindre le stade dit "marais desséchés". Malgré cette appellation, ces derniers étaient jusqu'à une date récente constitués de prairies temporairement inondables, intéressantes à la fois, comme dans le marais Poitevin, sur le plan économique (production de lait pour le beurre de Poitou-Charentes) et biologique (l'une des zones françaises les plus importantes, avec la Camargue, pour l'accueil des oiseaux d'eau). Les nouvelles techniques de drainage ont en quelques années fait basculer l'équilibre établi, ainsi que le montre la vitesse de transformation du marais Poitevin : de 1973 à 1990, la surface de prairies est passée de 75 % à moins de 40 %.

Paradoxalement, la richesse biologique des zones humides peut, au moins temporairement, être compromise par un processus de non-intervention.En effet les agriculteurs abandonnent souvent les prairies humides lorsqu'il existe des difficultés d'accès ou lorsque la mise en culture est trop coûteuse en raison des contraintes pédologiques et hydrauliques. Il en résulte en général une fermeture du milieu et parfois à terme la dominance d'une espèce végétale (fougères sur certaines zones du marais Vernier abandonnées depuis plus de 40 ans, roselières comme en Brière, aulnaies comme dans le marais de Lavours, saulaies, etc.). L'abandon conduit parfois au même appauvrissement biologique que la mise en culture avec intensification des productions agricoles. Ainsi les oies rieuses ont totalement déserté les deux sites d'hivernage les plus importants de France : le marais Vernier en raison de la fermeture du milieu consécutive à l'abandon du pâturage et les polders du Mont Saint-Michel suite au retournement puis à la mise en culture des prairies humides.

(...)

En résumé, les zones humides qui demeurent aujourd'hui en France ne sont pas, pour la plupart, des espaces "naturels" au sens strict du terme : elles sont le fruit des transformations faites par l'homme au cours des siècles dans des buts précis (agriculture, pisciculture, saliculture, etc.). La découverte de leur rôle "en tant que telles" dans l'équilibre de notre milieu de vie change complètement les données du problème. La question n'est plus "doit-on les préserver?" mais "comment peut-on les protéger, les restaurer, les réhabiliter? Doit-on même en recréer ? Le cas échéant, comment doit-on les gérer ?"

Pour répondre à ces questions, il est évident qu'il faut avant tout bien les connaître pour sauvegarder leur rôle multifonctionnel, puis savoir transmettre ces éléments nouveaux aux différents acteurs de la gestion du territoire national. Ces derniers se doivent de changer rapidement d'attitude vis-à-vis de zones qui, soulagées des réminiscences négatives, sont désormais des éléments essentiels d'une politique de l'eau et de l'aménagement du territoire."


Ce même rapport faisait observer que bon nombre de zones humides artificielles perdent de leurs fonctionnalités d'intérêt par des négligences ou ignorances de gestion. Par exemple, l'absence de marnage (variation de niveau) de retenues ou de canaux sous-utilise l'exploitation écologique des vasières, alors que ce sont des milieux d'accueil très riches. Lorsqu'il n'existe pas d'usage professionnel exigeant un emploi prioritaire et quasi-permanent des débits ou un enjeu fort de riveraineté avec maintien permanent de berges en eau, il n'est pas particulièrement difficile d'obtenir de tels marnages, en fonction de l'hydrologie,  par ouverture et fermeture limitée des vannes menant à une vidange puis un remplissage progressif, sur plusieurs jours à semaines, du milieu concerné. Autre exemple venant à l'esprit, de nombreux plans d'eau d'agrément de particuliers ont des berges trop abruptes et trop nues de végétation : quelques modifications les rendraient plus accueillants à divers assemblages (invertébrés, amphibiens, oiseaux) sans perdre la fonction d'agrément, voire en l'améliorant.

Depuis 25 ans, les responsables des politiques publiques et les experts en écologie ont-ils réfléchi à ce genre d'information et d'association des propriétaires d'ouvrages particuliers ou communaux à de nouveaux horizons de gestion? Pas à notre connaissance. On s'est intéressé aux professionnels d'un côté, aux milieux "naturels" les moins anthropisés de l'autre, mais on a laissé en plan les milieux intermédiaires qui cumulent pourtant des dizaines à des centaines de milliers de sites sur le territoire français. Cette situation est d'autant plus dommageable que, depuis la parution du rapport Bernard, des recherches scientifiques ont montré que les petits plans d'eau et autres milieux aquatiques-humides d'origine artificielle ont de l'intérêt pour la biodiversité (par exemple Chester et Robson 2013, Bubíková et Hrivnák 2018), mais qu'ils sont toujours négligés dans les choix publics (Hill et al 2018, Clifford et Hefferman 2018, Bolpagni et al 2019).

Les crises à répétition des canicules et sécheresses vont-ils conduire à un changement culturel dans les administrations de l'eau et chez les riverains? On peut l'espérer.

Référence citée : Commissariat général du Plan (1994), Les zones humides. Rapport de l'instance d'évaluation, Documentation française, 391 p.

Illustration en haut : paysage de manoir à étang, Wenceslas Hollar (1607-1677), vers 1650. En bas : ancien étang de flottage en haut Morvan (Préperny).

A lire aussi sur l'histoire de l'eau
La mémoire des étangs et marais, éloge des eaux dormantes (Derex 2017)
La mémoire des fleuves et des rivières contée par un hydrobiologiste (Lévêque 2019) 

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