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Les moulins auraient-ils fait disparaître 90% des saumons du Paléo-Rhin? (Lenders et al 2016)

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Une équipe de chercheurs néerlandais suggère que plus de 90% des saumons du bassin Paléo-Rhin (Seine, Rhin, Meuse, Tamise) pourraient avoir disparu avant le XIXe siècle à cause de l'impact des moulins à eau. Voilà une assertion tout à fait extraordinaire, dont les "preuves" sont cependant assez fragiles. Nous montrons ici que l'estimation quantitative proposée par les scientifiques est très indirecte, et que certaines données mobilisées peuvent aussi bien conclure que les pêcheries (davantage que les moulins) sont responsables du déclin supposé au Moyen Âge. Mais une chose est néanmoins certaine: l'Anthropocène a des racines plus lointaines que la modernité industrielle. Les sociétés humaines ont de très longue date modifié la nature, ces actions ne sont pas toutes réversibles et le vivant co-évolue désormais avec l'homme, pour le meilleur comme pour le pire. Cela contredit un certain imaginaire naïf du retour facile au "paradis perdu" de la "rivière sauvage"– comme si l'influence humaine pouvait être éliminée de l'évolution alors qu'elle en est un agent majeur. Analyse et discussion. 

L'histoire et l'archéologie de l'environnement sont des disciplines encore émergentes, mais dont la contribution sera déterminante pour améliorer notre compréhension de la variabilité des écosystèmes. Selon les géologues, nous sommes désormais dans l'ère de l'Anthropocène, celle où l'influence humaine est devenue l'un des premiers facteurs de changement du système Terre. L'étude de cette influence humaine sur le temps long nous dira l'ancienneté et l'intensité de son impact par rapport à la variabilité "naturelle non-anthropique" des espèces et des biotopes. Elle nous renseignera aussi sur les espoirs que l'on peut, ou au contraire ne peut pas, raisonnablement entretenir sur la restauration de des écosystèmes par rapport à un objectif (l'idéal du retour à un "état de référence" antérieur à une influence humaine significative).

Le déclin des stocks de saumon atlantique (Salmo salar) est généralement rapporté aux impacts des XIXe et XXe siècles : hydraulique fluviale, pollution, surpêche. Divers témoignages montrent que sur certains bassins, les saumons sont encore nombreux au début de l'ère industrielle. Mais cette abondance se retrouve-t-elle partout? Et peut-elle être la relique d'une population passée plus abondante encore? Rob Lenders (Université Radboud) et ses collègues ont souhaité analyser les évolutions du grand migrateur avant le XIXe siècle. Ils ont étudié des rivières de la zone "paléo Rhin", soit le nord-ouest de l'Europe (Rhin, Meuse, Scheldt, Seine, Tamise).

Pour analyser un phénomène ancien, on peut utiliser des marqueurs directs, comme ici des vestiges d'animaux dans des sédiments, ou bien des marqueurs indirects que l'on nomme "proxies" dans la littérature scientifique anglo-saxonne. Un proxy est un indice corrélé au phénomène que l'on étudie. Par exemple, dans les études climatiques, les cernes de croissance des arbres ou certains isotopes de l'oxygène sont considérés comme des proxies des températures passées et permettent des reconstructions de température sur des millénaires ou des éons, à une époque où les thermomètres n'existaient pas. Un proxy est toujours entaché d'incertitude par rapport à une observation directe, pour au moins deux raisons : il ne reflète pas exactement le phénomène étudié (d'autres causes font co-varier l'indice) ; il est de reconstruction empirique, donc dépend de la quantité et de la qualité des indices accumulés.

Pour évaluer les populations anciennes de saumon, les indices utilisés par les chercheurs dans ce travail sont les suivants:
  • le prix du saumon sur le continent (Normandie 1260-1420, Cologne 1550-1600) rapporté à celui des autres sources de protéines et corrigé de l'inflation,
  • le prix du saumon en Ecosse (XIVe-XVIe siècle),
  • les statistiques de pêche (Pays-Bas 1650-1800, 1798-1827, 1885-1939)
  • le ratio entre vestiges (os) de saumon et de brochet (55 mesures sur 21 sites comportant des vestiges de S. salar, 6 en France, les autres en Belgique et surtout Pays-Bas)
  • le nombre de moulins construits sur des rivières (Rhin et Meuse, parties belges, allemandes et néerlandaise).
Les schémas ci-dessous montrent un déclin des quantités de saumons sur le continent d'après les analyses de prix et les déclarations de pêcherie (index fixé à 100 au début de la série), mais pas en Ecosse.


Extrait de Lenders et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Les schémas ci-dessous montrent la croissance des moulins Rhin-Meuse (en haut, année de premier signalement en archive) en comparaison de la décroissance de l'indice saumon (en bas).


Extrait de Lenders et al 2016, art cit, droit de courte citation.

Les chercheurs attribuent la cause principale de la raréfaction du saumon au développement des moulins et aux modifications d'habitats qu'ils induisent. Ils concluent : "les populations [de saumon] ont décliné de plus de 90% dans la période allant du haut Moyen Âge (c 450-900 AD) au début des Temps modernes (c 1600 AD). Ces déclins spectaculaires ont coïncidé avec l'amélioration de la technologie des moulins à eau et leur expansion géographique à travers l'Europe. Nos extrapolations suggèrent que les migrations historiques du saumon atlantique ont dû être vraiment abondantes à une certaine époque".

Discussion
L'approche choisie par Rob Lenders et ses collègues est intéressante, mais elle paraît fragile à bien des égards. Et certaines sources mobilisées sont interprétées différemment des conclusions de leur auteur.

Quelles sont les réserves que l'on peut émettre?

  • La qualité des proxies est très variable, pour beaucoup centrés sur la Belgique et les Pays-Bas (dont l'hydrogéologie n'est pas celle de tout l'ensemble du Paléo-Rhin); 
  • la quantité de proxies économiques est faible (quelques séries locales) rapportée à l'ensemble du bassin et à la période de 1000 ans étudiée;
  • l'interprétation de ces proxies est parfois audacieuse, pour ne pas dire plus. Par exemple, le fait qu'un prix local du saumon est multiplié par 9,6 sur une période est directement traduit en une baisse de stock de 90% du saumon dans le bassin, sans estimation des incertitudes liées à la fois à la reconstruction économique de l'indice de prix et au rapport entre ce prix et le stock réel des populations (hypothèse peu réaliste : le proxy serait parfaitement estimé et il reflèterait parfaitement le phénomène étudié);
  • une question centrale, évoquée mais assez vite écartée, est le fait de savoir si ce sont les moulins ou les pêcheries traditionnellement accolées aux moulins qui ont fait baisser les stocks de géniteurs. Typiquement, le travail de Xavier Halard (Halard 1983), qui est cité comme l'une des "preuves" de l'hypothèse avancée (la série normande), expose une réalité différente de l'hypothèse de Lenders et al: "la multiplication des moulins accrut le nombre de pêcheries à tel point que le saumon fut surexploité (…) loin d'avoir contribué à une gestion rationnelle de cette source de revenus, les propriétaires de ces pêcheries semblent avoir exploité au maximum ce poisson sans tenir compte des activités économiques qui se créaient aux abords des rivières" (allusion aux alternances déforestation et afforestation). Dans ces conditions, est-il très rigoureux d'interpréter les données de Halard 1983 comme un indice des changements de franchissabilité et d'habitat, c'est-à-dire un indice de l'impact morphologique moulin, au lieu d'un indice de l'impact socio-économique pêche, hypothèse retenue par le chercheur normand?;
  • l'Ecosse montre une tendance à contre-courant du continent, alors que ce pays a aussi connu le développement des moulins et des pêcheries sur ses rivières (par exemple Bishop et Munoz-Salinas 2013 sur les implantations de ces moulins en lien à la morphologe post-glaciaire). Des travaux sur d'autres bassins de contrôle (Loire-Allier, Adour-Garonne-Dordogne) seraient bienvenus car les mêmes causes (développement des moulins) sont censées produire les mêmes effets partout, à moins qu'il manque des facteurs confondants non explicités et non mesurés;
  • le choix de la comparaison os de saumon / os de brochet est assez alambiqué. Les auteurs le justifient par le fait que les deux espèces sont carnassières, de taille équivalente, mais ayant des exigences d'habitats très différentes. On pourrait déjà étudier la tendance des seuls vestiges de saumon (sans la sophistication du ratio avec le brochet), et aussi bien comparer les saumons avec d'autres salmonidés ou d'autres migrateurs (par exemple, si l'impact physique et morphologique des moulins est en cause, le nombre de vestiges de truites, truites de mer, lamproies, aloses doit lui aussi avoir tendanciellement baissé sur la période). A noter que ce ratio vestige saumon / brochet n'évolue pas comme on s'y attend à l'époque moderne (il augmente sur 1500-présent), ce que les auteurs attribuent à des "importations" (cela montre quand même la fragilité de ce proxy pour estimer des abondances populationnelles, a fortiori des causes de leur variation);
  • affirmer que les quantités de saumon avaient déjà baissé de 90% au XVIIe siècle suppose que les bassins du Paléo-Rhin avaient la capacité biogénique d'accueillir des populations considérables du grand migrateur, tant pour le frai que pour le grossissement. Ce point serait à confirmer par des modèles écologiques.

Il y a donc encore du travail pour reproduire et affiner les résultats de Lenders et de ses collègues, tant sur la robustesse de leurs estimations quantitatives que sur celle de leurs inférences causales.

Dans l'hypothèse où ces estimations seraient confirmées, les conclusions à en tirer ne sont pas évidentes. Si les hydrosystèmes nord-européens sont modifiés substantiellement depuis plus d'un millénaire et ont massivement changé leurs assemblages de poissons (comme leur morphologie), l'idée de revenir à l'état des eaux tel qu'il était (peut-être) à l'Antiquité tardive ou au haut Moyen-Âge paraîtrait un objectif difficile à articuler comme politique publique au XXIe siècle. En particulier à une époque où le changement climatique, qui devrait influencer le vivant sur plusieurs siècles sinon plusieurs millénaires, est en train de modifier les conditions hydrologiques et thermiques de tous les bassins.

Le vivant n'est pas un système réversible où l'homme pourrait choisir à la carte un état passé pour y revenir facilement. Les bassins versants actuels n'ont plus rien à voir avec ce qu'ils étaient voici un millénaire, encore moins à ce qu'ils étaient avant la sédentarisation et l'invention de l'agriculture qui ont modifié toutes les dynamiques d'usage des sols. La définition même de l'Anthropocène indique que l'influence humaine est reconnue comme un facteur d'évolution, non un paramètre externe ou transitoire. Des espèces ont disparu des rivières, d'autres sont apparues: ce schéma n'est pas la perturbation d'un ordre naturel immuable, comme on le croyait à l'époque créationniste, mais se confond avec la dynamique du vivant.

Référence : Lenders HJR et al (2016), Historical rise of waterpower initiated the collapse of salmon stocks, Nature Scientific Reports, 6:29269, DOI: 10.1038/srep29269

Illustration haut : pêche au filet devant une digue, époque médiévale (DR). Avec leurs systèmes de chaussées, vannes, biefs et retenues, les moulins étaient souvent associés à des pêcheries. Il est donc difficile de distinguer les impacts. L'histoire pré-moderne apporte de nombreux témoignages de certains excès locaux de pêche, ayant conduit à des premières réglementations (en France par exemple, l'ordonnance royale des eaux et forêts d'août 1669, qui elle-même se référait à des législations plus anciennes et continues depuis Charlemagne).

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