Le cas des barrages de la Sélune a été très médiatisé: associations écologistes et pêcheurs militent pour la suppression de ces ouvrages hydrauliques (voir nos articles). Nettement moins commentée, une analyse génétique menée par des chercheurs a montré l'an dernier que les saumons de la Sélune souffrent de pollution génétique liée à l'introduction de géniteurs étrangers au bassin lors des alevinages, ayant engagé des hybridations avec apparition de traits pas forcément favorables à long terme pour les souches locales de saumons. Avant de donner des leçons d'intégrité biotique aux autres usagers de l'eau et de militer pour transformer en profondeur des cadres de vie au nom des saumons, certains devraient déjà améliorer leurs propres pratiques.
La Sélune est l'une des quatre rivières à saumons trouvant leur exutoire dans la baie du Mont Saint-Michel. La population de salmonidés de cette rivière a décliné depuis plusieurs décennies en partie pour des causes locales (construction des barrages qui bloquent son cours supérieur et pollutions du bassin versant), en partie pour des causes plus générales et encore mal connues.
Afin de soutenir la population de migrateurs, des introductions de saumons atlantiques ont été réalisées entre 1989 et 1997. Sur la période, 337.000 juvéniles ont été déversés depuis des progéniteurs d'élevage venus de l'Aulne en 1989-1994 et 1996-1997 ; 30.000 autres juvéniles venus d'une souche du Gave d'Oloron ont été introduits en 1995. L'empoissonnement artificiel a cessé sur la Sélune après 1997, mais il a continué sur la rivière voisine du Couesnon jusqu'en 2010.
Sabrina Le Cam et ses collègues (Inra, Agrocampus Ouest, Station biologique de Roscoff, Université Laval Québec) ont analysé le génotype et le phénotype de 720 poissons en montaison. Il s'agissait d'individus ayant passé soit un hiver en mer (castillon, SSW) soit plusieurs hivers (saumon de printemps, MSW). C'est une des premières études au monde à procéder ainsi à un suivi longitudinal de 21 ans (1989-2009) sur l'évolution génétique et physiologique avant, pendant et après un empoissonnement de souches distinctes des saumons locaux.
Voici quelques-unes de leurs observations :
Les chercheurs font observer en conclusion qu'un tel mélange de populations peut avoir toutes sortes de conséquences difficiles à prédire : dérive neutre (sans effet adaptatif), renforcement de la valeur sélective (par admission de nouveaux gènes-traits mieux adaptés à des conditions variables), dépression hybride (perte du potentiel adaptatif par introduction de gènes-traits défavorables). Ils concluent en appelant à la prudence: "La taille et le poids plus faibles des poissons issus d'une hybridation entre individus natifs et d'élevage indique des effets potentiellement négatifs sur la viabilité à long terme des populations locales (…) Ces impacts potentiellement négatifs suggèrent donc que la translocation d'individus devrait être considérée prudemment en gestion de conservation des espèces menacées et que ses conséquences devraient être suivies sur le long terme pour être pleinement appréciées".
Discussion
La pêche compte parmi les activités ayant eu le plus grand impact sur la biodiversité aquatique au cours des derniers siècles en Europe. Ces impacts ont d'abord été associés aux excès de captures en eaux douces et estuaires à l'époque de la pêche vivrière, jusqu'au XIXe siècle. Ils ont ensuite été liés à la pratique massive des acclimatations, ensemencements, alevinages, repeuplements et autres empoisonnements artificiels, ayant toutes sortes de conséquences : prédation par espèces invasives, compétition territoriale avec les espèces natives, apport de pathogènes, hybridations génétiques (introgressions). Les introductions récentes de saumons étudiées par S. Le Cam et ses collègues ne sont évidemment pas une nouveauté, elles sont motivées de manière ambiguë par la volonté de restauration biologique, relevant d'un intérêt général, et par le soutien à un loisir, relevant d'un intérêt sectoriel à visée prédatrice (voir par exemple déjà Vibert 1945 sur la gestion des rivières à saumons)
Faut-il pour autant céder à l'alarmisme? Non, laissons cela aux marchands de peur et prophètes d'apocalypse qui ont besoin de postures maximalistes pour exister dans l'opinion. Les populations mondiales de saumons ont certainement des problèmes plus graves que des hybridations locales. Et les introductions d'espèces peuvent aussi avoir des effets favorables sur la biodiversité totale. En revanche, ces travaux sur le saumon de la Sélune rappellent combien les gestionnaires et représentants du monde de la pêche sont mal placés pour donner aux autres usagers de la rivière des leçons d'intégrité biotique et de soi-disant respect scrupuleux des équilibres naturels des milieux. Un peu moins d'agressivité et de suffisance, un peu plus de modestie et de rigueur seraient bienvenues de leur part...
Référence: Le Cam S et al (2015), Genetic and phenotypic changes in an Atlantic salmon population supplemented with non-local individuals: a longitudinal study over 21 years, Proc. R. Soc. B, 282, doi: 10.1098/rspb.2014.2765
La Sélune est l'une des quatre rivières à saumons trouvant leur exutoire dans la baie du Mont Saint-Michel. La population de salmonidés de cette rivière a décliné depuis plusieurs décennies en partie pour des causes locales (construction des barrages qui bloquent son cours supérieur et pollutions du bassin versant), en partie pour des causes plus générales et encore mal connues.
Afin de soutenir la population de migrateurs, des introductions de saumons atlantiques ont été réalisées entre 1989 et 1997. Sur la période, 337.000 juvéniles ont été déversés depuis des progéniteurs d'élevage venus de l'Aulne en 1989-1994 et 1996-1997 ; 30.000 autres juvéniles venus d'une souche du Gave d'Oloron ont été introduits en 1995. L'empoissonnement artificiel a cessé sur la Sélune après 1997, mais il a continué sur la rivière voisine du Couesnon jusqu'en 2010.
Sabrina Le Cam et ses collègues (Inra, Agrocampus Ouest, Station biologique de Roscoff, Université Laval Québec) ont analysé le génotype et le phénotype de 720 poissons en montaison. Il s'agissait d'individus ayant passé soit un hiver en mer (castillon, SSW) soit plusieurs hivers (saumon de printemps, MSW). C'est une des premières études au monde à procéder ainsi à un suivi longitudinal de 21 ans (1989-2009) sur l'évolution génétique et physiologique avant, pendant et après un empoissonnement de souches distinctes des saumons locaux.
Voici quelques-unes de leurs observations :
- les poissons déversés se sont reproduits entre eux aussi bien qu'avec la souche locale de la Sélune (sur l'ensemble de la période, 471 prises de souche Sélune, 21 de souche Gave, 103 de souche Aulne et 125 hybrides);
- le brassage génétique des différentes souches a augmenté rapidement dans la première décennie, avec diminution de la différenciation des populations sources;
- des différences phénotypiques (taille et poids moindres) se retrouvent entre les souches, mais aussi chez les populations mélangées par rapport à leurs géniteurs;
- la perte d'intégrité génétique des populations locales (hybridation introgressive) a été rapide et marquée.
Les chercheurs font observer en conclusion qu'un tel mélange de populations peut avoir toutes sortes de conséquences difficiles à prédire : dérive neutre (sans effet adaptatif), renforcement de la valeur sélective (par admission de nouveaux gènes-traits mieux adaptés à des conditions variables), dépression hybride (perte du potentiel adaptatif par introduction de gènes-traits défavorables). Ils concluent en appelant à la prudence: "La taille et le poids plus faibles des poissons issus d'une hybridation entre individus natifs et d'élevage indique des effets potentiellement négatifs sur la viabilité à long terme des populations locales (…) Ces impacts potentiellement négatifs suggèrent donc que la translocation d'individus devrait être considérée prudemment en gestion de conservation des espèces menacées et que ses conséquences devraient être suivies sur le long terme pour être pleinement appréciées".
Discussion
La pêche compte parmi les activités ayant eu le plus grand impact sur la biodiversité aquatique au cours des derniers siècles en Europe. Ces impacts ont d'abord été associés aux excès de captures en eaux douces et estuaires à l'époque de la pêche vivrière, jusqu'au XIXe siècle. Ils ont ensuite été liés à la pratique massive des acclimatations, ensemencements, alevinages, repeuplements et autres empoisonnements artificiels, ayant toutes sortes de conséquences : prédation par espèces invasives, compétition territoriale avec les espèces natives, apport de pathogènes, hybridations génétiques (introgressions). Les introductions récentes de saumons étudiées par S. Le Cam et ses collègues ne sont évidemment pas une nouveauté, elles sont motivées de manière ambiguë par la volonté de restauration biologique, relevant d'un intérêt général, et par le soutien à un loisir, relevant d'un intérêt sectoriel à visée prédatrice (voir par exemple déjà Vibert 1945 sur la gestion des rivières à saumons)
Faut-il pour autant céder à l'alarmisme? Non, laissons cela aux marchands de peur et prophètes d'apocalypse qui ont besoin de postures maximalistes pour exister dans l'opinion. Les populations mondiales de saumons ont certainement des problèmes plus graves que des hybridations locales. Et les introductions d'espèces peuvent aussi avoir des effets favorables sur la biodiversité totale. En revanche, ces travaux sur le saumon de la Sélune rappellent combien les gestionnaires et représentants du monde de la pêche sont mal placés pour donner aux autres usagers de la rivière des leçons d'intégrité biotique et de soi-disant respect scrupuleux des équilibres naturels des milieux. Un peu moins d'agressivité et de suffisance, un peu plus de modestie et de rigueur seraient bienvenues de leur part...
Référence: Le Cam S et al (2015), Genetic and phenotypic changes in an Atlantic salmon population supplemented with non-local individuals: a longitudinal study over 21 years, Proc. R. Soc. B, 282, doi: 10.1098/rspb.2014.2765