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Rivières hybrides: quand les gestionnaires ignorent trois millénaires d'influence humaine en Normandie (Lespez et al 2015)

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Une équipe de chercheurs du CNRS et de l'Université montre, à travers l'histoire longue d'une rivière normande (Seulles) et de son bassin versant, certaines erreurs dans la restauration morphologique des rivières en France. Suivant les guides méthodologiques Agence de l'eau ou Onema conçus pour d'autres hydrosystèmes, les gestionnaires pensent recréer des styles fluviaux "naturels" qui sont en fait des ajustements du chenal déjà hérités de quelques millénaires de modification humaine. Sous-estimant la capacité de mobilisation des rivières à basse énergie, focalisant sur des espèces d'intérêt symbolique ou halieutique plutôt que la biodiversité, ces gestionnaires ne prennent pas forcément la mesure des effets cumulatifs des opérations de restauration, en particulier les effacements des seuils et biefs. A l'opposition stérile de la rivière "naturelle" ou "sauvage" face à la rivière "anthropisée" ou "aménagée", les chercheurs préfèrent une prise en compte de la rivière "hybride", co-produite par les facteurs physiques et socio-historiques, dont la gestion appelle des protocoles d'évaluation intégrant la réalité et l'ancienneté de l'influence humaine. Il est grand temps de refermer la parenthèse "dogmatique" de la continuité écologique, largement impulsée par des intérêts sectoriels et des croyances militantes, hélas cautionnée par la Direction de l'eau et de la biodiversité du Ministère de l'Environnement, pour revenir à une approche plus scientifique et pluridisciplinaire dans sa programmation, plus modeste et progressive dans ses ambitions, plus représentative de la diversité des visages, des usages et des héritages de la rivière. 

La rivières Seulles prend sa naissance dans le socle cristallin du Massif armoricain et achève sa course dans les roches sédimentaires du Bassin parisien. Elle est longue de 70 km, pour un bassin versant de 430 km2, avec un module à l'embouchure (Manche) de 2,5 m3/s. La rivière a fait l'objet d'un suivi continu de 2009 à 2012 pour son débit et sa charge en suspension. La puissance spécifique va de 1,5 à 85 W/m2. Les parties aval de la Seulles et ses affluents (Mue, Thue) ont une puissance spécifique inférieure à 10 W/m2, en dessous du seuil de mobilisation pour des ajustements géosédimentaires conséquents. Le transport par charriage y est négligeable, l'essentiel de l'érosion spécifique concerne des flux de matière en suspension. Depuis plusieurs années, cette rivière et d'autres bassins de l'Ouest de la France font l'objet des analyses de Laurent Lespez et de ses collègues (Vincent Viel, Daniel Delahye, Anne J. Rollet ; CNRS, Universités Paris Est Créteil, Paris-7 Diderot, Caen Basse normandie ; équipes / laboratoires LGP, Prodig et LETG).

De la glaciation à l'époque contemporaine, 10 millénaires de styles fluviaux
Lorsque la rivière a commencé à dessiner son lit au sortir de la dernière grande glaciation, le  style fluvial le plus anciennement identifié (9000 BP = avant le présent)  était anasotomosé, c'est-à-dire un entrelacement de chenaux distincts, avec un fonds de vallée très boisé et parsemé de zones humides, ce dont on retrouve la trace dans les sédiments. Ce profil d'écoulement et de végétation riveraine se retrouve aujourd'hui encore dans certaines zones de la région (rivière Dan près de Caen), qui sont parfois protégées (mais ne sont pas pour autant prises comme modèle de restauration par le gestionnaire). Le taux d'érosion spécifique est à cette époque très faible (0,5 t/km2/an) avec surtout de la charge dissoute. Une sédimentation organique se développe ensuite (6000-2800), atteignant 5,1 t/km2/an, sans processus de chenalisation (écoulement contraint dans un canal unique) et avec des fonds de vallée restant très marécageux.

L'occupation humaine plus dense à partir de l'âge du Bronze et l'âge du Fer se signale par une modification des archives sédimentaires. On observe un exhaussement du fond de vallée (aggradation) avec des dépôts de vase. Le taux d'érosion spécifique passe au cours de cette transition de 5,1 t/km2/an à 22,1 t/km2/an. Déboisement, asssèchement des zones humides pour les cultures et les habitations, fossés de drainage, rampes à abreuvement, digues, ponts, gués, biefs et seuils de moulins se développent de manière continue à partir de l'époque gallo-romaine, et plus encore après l'An 1000. A la fin du XVIIIe siècle, on trouve par exemple en moyenne un moulin tous les 1300 m de rivière à échelle régionale. Le taux de sédimentation passe de 0,45 mm/an à 2,3 mm/an, l'érosion spécifique atteint 77,2 t/km2/an. Les berges se stabilisent ou s'élèvent le lit s'incise et dessine des méandres qui forme encore le style fluvial actuel.


Changements morphosédimentaires sur dix millénaires, Lespez et al 2015, art. cit., droit de courte citation (cliquer pour agrandir)

Conséquences pour les gestionnaires: illusion de l'état de référence naturel, dynamique anthropisée de long terme
La seconde partie de l'article tire les conséquence de cette histoire sédimentaire. Les auteurs citent des documents de référence de l'Agence de l'eau (Adam et al 2007) ou de l'Onema (Malavoi et Bravard 2010, Malavoi et Salgues 2011), d'où il ressort que la correction morphologique pourrait parvenir à donner un "degré de liberté" au chenal, à restaurer une dynamique fluviale pour l'essentiel "non contrainte", à obtenir un "bon fonctionnement" de la rivière et de son corridor en préservant des "processus géodynamiques naturels".

"Ce principe doit être questionné, écrivent les chercheurs. Nous avançons qu'il ignore le poids des trajectoires des systèmes fluviaux à gérer aujourd'hui et tend à sous-estimer l'importance des activités humaines dans le passé. Après d'autres, nous avons démontré que les chenaux sont hybrides : ils sont guidés par des flux obéissant à des lois physiques et biologiques, mais les conditions de leur fonctionnement ont été établies pendant plusieurs millénaires par la société et les changements opérés sur le bassin versant. Pour les mêmes raisons, le second objectif souvent avancé, à savoir identifier un état initial antérieur à la construction du dispositif hydraulique à supprimer ou de la perturbation à éliminer, est discutable puisque l'ensemble des conditions du système ont été inévitablement changées depuis que le déséquilibre a été initialement induit".

Pour imager ce problème intrinsèque de représentation, les auteurs reprennent une citation de D. Lowenthal : "Certains réformateurs se persuadent eux-mêmes que l'environnement, telle une incorruptible relique, devrait être épargné de la flèche du temps. Les environnementalistes idolâtrent une nature fictive et inchangée par l'histoire, dans un équilibre éternel et sacré (Lowenthal 2000)." Les auteurs Onema ou Agence de l'eau cités ne vont sans doute pas jusqu'à chercher du "sacré" dans la nature, mais le paradigme binaire de la restauration est néanmoins manifeste dans leurs travaux ou chez les gestionnaires qu'ils inspirent: d'un côté la rivière naturelle désirable et restaurable comme état fonctionnel antérieur, d'un autre côté la rivière anthropisée comme chenal dégradé offert à l'ingénierie salvatrice et productrice d'un "équilibre" retrouvé.

Représentations erronées, outils incomplets... "restaurations" précipitées ?
Dans cette restauration morphologique des rivières, il y a d'une part un jugement de valeur bon / mauvais ou intact / dégradé qui est non-scientifique (comme l'est toute opinion) ; il y a d'autre part une présomption de facilité à accéder à un "état de référence" illustrant la naturalité ou la fonctionnalité du cours d'eau à aménager. Erreur de perspective, soulignent Laurent Lespez et ses collègues: le gestionnaire se contente souvent de remonter les archives fluviales au XVIIIe siècle, et trouve "naturel" un style méandré qui est déjà l'effet d'une modification du bassin versant par l'homme.

"En pratique, soulignent ainsi les chercheurs, les tenants de la restauration de rivière de plaine dans l'Ouest de la France utilisent souvent des modèles de référence schématiques. Les lignes directrices méthodologiques suggèrent la suppression des biefs qui alimentent les anciens moulins, la "ré-installation" des rivières dans leurs anciens talwegs "naturels" et la recréation d'un lit plus sinueux (…) L'histoire longue démontre que ce patron correspond à des rivières changées par l'homme. Ce sont les formes fluviales anthropiques établies à partir du Ier millénaire avant notre ère, correspondant au système lit stable berges exhaussées (Stable Bed Aggrading Banks) défini par Brown and Keough (1992) sur les rivières de plaine de Grande-Bretagne."

Un autre problème réside dans le caractère incomplet et en cours de construction des référentiels de la gestion de rivière (SYRAH, CARHYCE, ROE, ICE en France). Par exemple, en Basse-Normandie, il existe au moins 14 types de systèmes hydrologiques, mais plusieurs d'entre eux n'ont aucune mention dans les outils du gestionnaire. Sur les 30 sites de référence retenus, seuls 5 concernant des rivières de plaine inondable, ce qui n'est pas représentatif du territoire. "Malheureusement, déplorent les auteurs, comme l'outil CARHYCE est encore en cours de développement, la restauration actuelle est toujours basée sur les guides techniques publiés. La méthodologie recommandée est largement fondée sur la connaissance acquise pour des rivières à lit de gravier et pente relativement forte des régions alpines ou de piémont, et/ou des grandes rivières françaises (Malavoi et Bravard 2010). Cela s'explique par le faible niveau d'investissement scientifique dans les systèmes à basse énergie: à peine 5% des doctorats français en géomorphologie fluviale ont concerné de telles rivières depuis 1985".

Effacement de seuils de moulins: biais halieutique, imprévisibilité sédimentaire, manque de vue globale
Les chercheurs rappellent que sur les 50 opérations de restauration hydromorphologique subventionnées dans le département du Calvados entre 2012 et 2015, 46 concernent des démantèlements d'ouvrages hydrauliques, confirmant ainsi la large prédominance de la "continuité écologique" dans la politique française actuelle.

A ce sujet, il est observé : "l'expertise halieutique domine la restauration écologique sur les autres aspects de la biodiversité (macro-invertébrés, macrophytes etc.) et l'expertise géomorphologique est souvent une part intégrée au projet sur les poissons. La situation s'explique principalement pour des raisons institutionnelles. La dimension scientifique du management des rivières est sous la responsabilité de l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (Onema), une organisation largement dérivée du Conseil supérieur de la pêche (CSP) où les experts des espèces rhéophiles et lithophiles d'eaux vives, parmi eux des migrateurs, sont principalement représentés (…) Parmi les différents choix techniques possibles pour restaurer la continuité écologique (démolition, ouverture partielle, échelles à poissons, gestion améliorée des vannes), les experts penchent vers les plus drastiques (Adam et al., 2007; Malavoi and Adam, 2007), souvent au détriment d'associations locales de pêche dont le premier intérêt porte sur des espèces de poissons d'eaux calmes (…) En comparaison, il est frappant de noter qu'en Grande-Bretagne, les opérations d'effacement sont le plus souvent secondaires et réservées à des ouvrages non fonctionnels".

Sur ces effacements d'ouvrages, un problème majeur dans les rivières de plaine à basse énergie paraît  l'absence d'arrière-plan géomorphologique substantiel dans la planification. Les travaux préparatoires (menés par bureau d'études en général) se contentent de modèles hydrauliques assez sommaires. Les chercheurs donnent l'exemple d'un ouvrage situé en zone à faible puissance spécifique (10-15 W/m2) où il était considéré que l'effacement du seuil ne produirait que peu de mobilisation latérale. En fait, le suivi depuis 2010 indique une érosion latérale localisée de 1 à 1,5 m/an. Quant à l'effet cumulatif des ajustements hydromorphologiques des vallées après les travaux, il reste pour l'essentiel inconnu: la stratégie de restauration est "quantitative et opportuniste". Les auteurs se demandent par exemple si la reprise de l'érosion des sédiments fins accumulés depuis plusieurs millénaires aura des conséquences sur certains habitats de sables et graviers des parties moyennes et aval des bassins.

Discussion
"Considérer les activités humaines non comme une somme de contraintes pour le bon fonctionnement de la rivière, mais plutôt comme une composante cruciale du fonctionnement du système" : cet angle par lequel les chercheurs concluent leur article n'est presque jamais appliquée dans les travaux de restauration en France. En particulier, la continuité écologique s'est déployée depuis une dizaine d'années dans un contexte assez délétère de précipitation, de superficialité et de conflictualité :

  • discours vulgarisé, naïf et binaire du retour à la "rivière naturelle" face à la "rivière aménagée" (en soi assez peu pédagogique, sauf si l'on veut former des esprits militants appréciant les représentations manichéennes au lieu d'esprits critiques ouverts à la complexité des hydrosystèmes aménagés…);
  • carence des travaux et modèles proprement scientifiques aux différentes échelles spatiales / temporelles des bassins versants, chaque opération faisant l'objet d'un volumineux rapport de bureau d'études qui rassure éventuellement le gestionnaire, mais ne constitue pas un travail de recherche, ne comporte pas tous les descripteurs du bassin et ne permet pas de prédiction sur les dynamiques que l'on entend restaurer au-delà de considérations souvent génériques sur les micro-habitats du site; 
  • centrage sur les poissons, surtout les rhéophiles ou migrateurs, sans prise en compte de la biodiversité totale (ni sa mesure en état initial, ni sa projection dans l'avenir, notamment en situation de changement climatique);
  • gouvernance verticale et autoritaire, les classements de rivières et objectifs d'effacement d'ouvrages étant fixés en comités restreints, les propriétaires et les populations riveraines étant placés devant le fait accompli et pressés de choisir des "solutions" dans un court délai (cette pseudo "urgence"étant contradictoire avec le pas de temps plurimillénaire des influences anthropiques);
  • absence de cohérence aval-amont dans le projet de défragmentation (en contradiction avec le centrage sur les poissons migrateurs initialement choisi), qui se trouve du coup aléatoirement requalifié en "restauration d'habitat" (ce qu'aucune règlementation ni aucun programme n'a réellement envisagé comme enjeu écologique d'importance) ou en condition nécessaire d'atteinte du bon état écologique et chimique au sens de la DCE 2000 (ce qui n'est nullement démontré, et peu probable d'après les analyses proprement scientifiques des bilans des restaurations). 

Cette première phase de la continuité écologique a été récemment décrite par un autre chercheur comme trop "dogmatique". Il faut en sortir dans les meilleurs délais, ce qui suppose, au regard de l'organisation administrative française, un recadrage du Ministère de l'Environnement sur les établissements administratifs (Onema et Agence de la biodiversité, Agences de l'eau, DDT-M), une déprogrammation des chantiers bien trop précipités, nombreux et coûteux pour être gérables (15.000 ouvrages en 5 ans, objectif absurde), un investissement conséquent dans la recherche amont (mieux vaut dépenser des dizaines de millions d'euros pour des projets de recherche académique et des acquisitions systématiques de données que pour des travaux in situ de bureaux d'études n'ayant pas de réelle utilité).

Pour conclure, n'oublions jamais que derrière ces approches théoriques dont on mesure toute la complexité et l'immaturité, il y a des gens, des destins, des cadres de vie. Au plan éthique et politique, il n'est pas justifiable que de telles expérimentations aux méthodologies non fiabilisées et aux résultats incertains s'exercent à grande échelle au détriment des personnes et des biens.

Référence : Lespez L et al (2015), The anthropogenic nature of present-day low energy rivers in western France and implications for current restoration projects, Geomorphology, 251, 64–76

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