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Biefs et canaux, les grands oubliés du débat sur la continuité des rivières

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Le débat sur la continuité écologique des rivières s'est focalisé sur l'ouvrage hydraulique barrant le lit mineur, que ce soit une chaussée, un seuil ou un barrage. Eventuellement sur sa retenue en amont. Mais on a oublié que dans de nombreux cas, cet ouvrage dérive un canal appelé bief ou béal. Il sert à la production d'énergie dans le cas des moulins, à l'irrigation dans le cas de l'agriculture traditionnelle, parfois à des agréments urbains lorsque le canal traverse la ville. Dans les campagnes, il n'est pas rare que le bief soit de bonne longueur et représente à lui seul un milieu aquatique avec des marges humides. Mais les services instructeurs de la biodiversité montrent souvent une indifférence complète à cette réalité. Le motif de ce mépris: tout ce qui est "artificiel" n'aurait aucun intérêt, le seul objectif est la rivière "naturelle". Une erreur dont il faut sortir, y compris pour conseiller les propriétaires et riverains de canaux et biefs sur la bonne gestion écologique et hydraulique de ce milieu.



Le mot bief (langue d'oïl) ou béal (langue d'oc) désigne un canal dérivé d'un ouvrage hydraulique sur la rivière. Le plus souvent, ce canal dessert un moulin, qui produisait (ou produit encore) de l'énergie à partir d'une chute. Ce peut être aussi une usine hydro-électrique. La fonction du bief est alors de créer une chute, de hauteur à peu près équivalente au dénivellé entre la prise d'eau du bief en amont et la restitution d'eau du bief en aval. Parfois, le canal sert à l'irrigation et dérive dans des parcelles agricoles qui se partagent un droit d'usage de l'eau (béalières du Midi, par exemple). Il arrive aussi que les ouvrages hydrauliques servent à des canaux urbains, jadis pour des usages usiniers et des évacuations de déchets, désormais surtout avec des fonctions d'agrément, de fraîcheur en été parfois d'arrosage des jardins.

La longueur des biefs est très variable. Certains ouvrages dérivent un canal d'une dizaine de mètres seulement, juste pour permettre la chambre d'eau ou le radier de roue d'un moulin. Mais parfois le canal peut faire plusieurs kilomètres. A notre connaissance, il n'existe aucune statistique disponible sur le linéaire total des biefs et canaux en France.

Les canaux et biefs sont les grands oubliés des discussions sur les ouvrages hydrauliques, la continuité écologique et la restauration de rivières. Les analyses se focalisent sur l'ouvrage barrant le lit mineur de la rivière (seuil, chaussée , barrage), sur la retenue / plan d'eau d'eau dans le lit mineur de la rivière, mais le bief lui-même est rarement considéré. Dans les travaux de bureaux d'études procédant à la restauration de continuité écologique, le bief est mentionné mais il est très souvent laissé de côté et ne fait l'objet d'aucune investigation poussée. 
  • On n'étudie pas sa longueur, sa profondeur, ses berges, ses sédiments, sa faune ni sa flore, son hydraulicité. 
  • On ne regarde pas s'il est associé à des zones humides (ni s'il faut le considérer comme zone humide ou cours d'eau lui-même).
  • On ne mesure pas son fonctionnement en crue et en sécheresse.
  • On n'analyse pas sa connexion aux nappes d'accompagnement.
  • On ne s'intéresse pas à ses usages sociaux.
Nous connaissons l'origine de cette indifférence : l'idéologie actuelle de la "restauration de rivière" ou "renaturation" considère que tout milieu d'origine artificiel est sans intérêt. Inutile de l'étudier, inutile de le conserver, ce n'est pas grave si les travaux font disparaître 100 mètres ou 1000 mètres de milieux aquatiques et humides liés à un bief, ainsi que les fonctions hydrologiques de ce canal.


Exemple d'un système complexe de biefs dans une rivière de zone rurale (Ource, Côte d'Or). On voit que le linéaire en eau des biefs est supérieur à celui de la rivière, et que ces biefs forment des annexes de cette rivière dans le lit majeur (souvent les dernières avec les fossés, quand on a drainé les zones humides lors des siècles passés).

Il va sans dire que nous considérons cette vision comme délétère pour la ressource en eau comme pour les milieux aquatiques. En particulier quand on parle de biefs de moulin ou de canaux d'irrigation qui ont plusieurs siècles d'âge et qui ont souvent donné lieu à des processus de renaturation partielle spontanée, donc qui se rapprochent fortement de ces milieux dits naturels que l'on juge seuls dignes d'intérêt. Ce cas est assez fréquent dans les campagnes. 

Il nous est arrivé de voir des biefs charmants et complexes de plus d'un kilomètre mis à sec sans la moindre étude au nom du dogme de l'intérêt unique du lit mineur de la rivière. Ce sont les ravages de l'idéologie. Car quand nous disions à nos interlocuteurs que la moindre des choses était d'étudier ce milieu avant de le détruire, photos  à l'appui sur des habitats et peuplements d'intérêt, nous rencontrions un silence buté et un déni de réalité. Tout ce qui disjonctait le dogme "un milieu naturel c'est bien; un milieu artificiel c'est mal" ne parvenait pas à se frayer un chemin dans l'esprit des gestionnaires de rivières concernées. Ce n'était pas marqué dans le manuel, donc ce ne pouvait être vrai. Ce n'était pas non plus l'idéologie dominante de l'Office français de la biodiversité, dont le seul intérêt était centré sur les lits mineurs et leur restauration en cours d'eau lotique, le reste étant sans négligé (et donc sans examen dans l'instruction des dossiers). Un vrai problème puisqu'en cas de contentieux, le juge administratif (qui n'est pas un spécialiste) a tendance à suivre ce que dit l'OFB sans se poser trop de questions. Il faut alors faire des contre-expertises, mais elles coûtent cher si elles sont réalisées par des entreprises spécialisées, alors que le rôle d'un établissement public devrait être un inventaire objectif et complet des réalités.

Le problème est qu'à détruire les ouvrages en lit mineur, on réduisait la rivière à ce seul lit, on asséchait les biefs formant les annexes latérales, on perdait sur surfaces parfois considérables de milieux aquatiques et humides, ainsi que des annexes appréciables en diversion de crue, alimentation en eau du lit majeur, approvisionnement de la nappe et des aquifères.  


Biefs et canaux urbains, souvent dérivés d'anciens ouvrages usiniers.

Cette position de déni des biefs et canaux est d'autant moins soutenable qu'une littérature scientifique convergente dit que les milieux aquatiques d'origine artificielle peuvent aussi avoir de l'intérêt pour la biodiversité (même de simples fossés, a fortiori des biefs anciens). C'est aussi vrai des fonctionnalités, comme l'aide à la prévention des crues par diversion latérale, des sécheresses par diffusion de l'eau dans les berges et les sols (télécharger notre dossier de synthèse sur quelques-uns de ces travaux). Sans parler des dimensions sociales d'agrément et de l'aide à l'adaptation climatique, par exemple quand les canaux urbains réduisent les chaleurs pénibles des canicules.

Il est donc nécessaire que l'instruction administrative des ouvrages hydrauliques intègre pleinement la réalité des canaux et des biefs, en visant leur étude, leur préservation et leur bonne gestion. Les milieux anthropiques ne doivent plus être délaissés; ils sont issus de plusieurs siècles voire millénaires d'évolution des lits, ce qui rend peu sensé de les opposer à une nature antérieure qui serait idéalement vierge de présence humaine. Ces canaux et biefs ont un potentiel très intéressant pour l'environnement et la société, mais l'indifférence à leur encontre nous prive actuellement d'une valorisation intelligente.


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