La coordination Eaux & rivières humaines débat en ce moment avec les parlementaires européens du projet de règlementation Restore Nature, qui doit être discuté et voté en début d'année prochaine. Le texte proposé par la commission européenne est très problématique en l'état, avec la destruction d'obstacle comme seule ambition pour les rivières. Mais plus problématique encore, le processus de décision est vicié : des technocraties choisissent les expertises et les intérêts qu'elles ont envie d'entendre pour fabriquer des normes conçues en haut et imposées en bas. Cela n'a pas marché au niveau français, cela ne sera pas mieux au niveau européen. Avant de restaurer la nature, démocratisons-la pour savoir ce que les citoyens en attendent. Et partons du terrain, pas des bureaux lointains.
Hier des experts disaient qu'il fallait exploiter la nature. Aujourd'hui, des experts disent qu'il faut restaurer la nature. Dans l'un et l'autre cas, on dépense beaucoup d'argent public, parfois pour détruire des aménagements que l'on venait à peine de finir de payer. Dans l'un et l'autre cas, le citoyen passif est censé accepter le verdict de l'expertise. Le cas n'est pas nouveau. L'histoire sociale et l'histoire environnementale ont multiplié depuis deux décennies les travaux montrant que les pouvoirs publics ont décidé de projets ou de règles sans consulter les populations concernées, avec de nombreuses résistances riveraines. Et souvent avec des effets délétères non anticipés des politiques publiques.
Notre association et la coordination Eaux & Rivières humaines constatent le phénomène dans la discussion actuelle sur la règlementation Restore Nature.
L'Union européenne veut obliger les Etats-membres à adopter des programmes nationaux de restauration écologique. L'enjeu est évidemment intéressant, mais le diable se cache comme toujours dans les détails. Ainsi, l'actuel article 7 de cette règlementation (concernant les rivières) n'envisage que la "destruction d'obstacle" comme politique publique.
D'abord, ce choix est proprement navrant par son manque de vision : la restauration des milieux aquatiques et humides a de nombreuses directions, les plus pertinentes en écologie concernent plutôt les interventions sur les connexions entre lit mineur et lit majeur. La perte la plus notable de biodiversités et de fonctionnalités des siècles écoulés vient de ce que le lit majeur a été artificialisé, drainé, asséché, en même temps que les rivières étaient enfermées dans un chenal vu comme un tuyau d'évacuation de l'eau à la plus grande vitesse possible. D'ailleurs, l'obsession actuelle du "libre écoulement" s'inscrit dans cette trajectoire qui a toujours voulu que l'eau file au plus vite à l'aval, par crainte des inondations et pour évacuer des pollutions.
Ensuite, le choix de placer l'effacement comme seule option est simpliste et autoritaire. Nous l'avons exposé au rapporteur du parlement sur ce projet, et nous en ferons un casus belli. L'expérience française complètement ratée en matière de continuité longitudinale montre que ces diktats ne fonctionnent pas. Ils sous-estiment les rôles des ouvrages hydrauliques ainsi que l'attachement des riverains à leur persistance, leur paysage ou leur usage. Ils vantent le retour à une nature de carte postale alors que les rivières sont modifiées depuis des millénaires et qu'en éliminer ici un seuil ou là un barrage relève de l'opération cosmétique, masquant aux citoyens la réalité des transformations lourdes de l'Anthropocène, et notamment celles aux effets les plus délétères. Ils ignorent le fait que le changement climatique d'origine anthropique devient le premier moteur de l'évolution hydrologique et thermique, avec des conséquences autrement plus graves à anticiper sur 2050 et 2100, au lieu d'avoir pour horizon intellectuel de revenir à une nature (déjà modifiée) de 1800 ou de 1500.
Enfin, ce choix a résulté des décisions de la direction environnement de la commission européenne. Ce n'est pas le parlement européen qui a conçu le projet avec des auditions, débats, délibérations – cela de manière publique et mené par les représentants élus des citoyens –, mais la technocratie qui a choisi les idées qu'elle avait envie de retenir et celles qu'elle avait envie d'écarter au terme d'une consultation ne l'engageant pas. Les parlementaires européens se retrouvent avec quelques mois seulement pour placer une discussion sur un texte touffu et technique de dizaines de pages de justification. Ce n'est pas une méthode saine pour prendre des décisions éclairées et réellement représentatives des attentes citoyennes.
La politique publique de restauration de la nature montre que nous manquons déjà d'une politique publique de démocratisation de la nature. Car c'est bien le fond de la question.
Quelle(s) natures(s) voulons nous? Quels sont nos choix éthiques, esthétiques, techniques, sociaux, économiques, écologiques sur la manière dont peut ou doit évoluer la nature, c'est-à-dire en fait les milieux de vie partagés entre des humains et des non-humains? Le rôle des experts qui conseillent les décideurs devraient être de poser la nécessité de ces questions et d'éclairer le débat depuis les multiples aspirations sur la nature. Ce n'est pas le cas, et c'est bien dommage. Les citoyens éduqués et informés n'ont plus envie de dogmes, de catéchismes et de grands projets imposés, mais de participation à la construction de leurs cadres de vie.
Rappel : nous sommes les seuls à défendre aujourd'hui auprès de l'Europe la voix des communautés riveraines concernées par l'avenir des petits ouvrages hydrauliques. Cette mission-là excède le seul bénévolat et nous avons besoin de votre soutien financier (adhésion, don Paypal ci-contre) pour informer correctement les décideurs. Merci.