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Qu'est-ce qui ne va pas avec l'idée d'une "santé de la rivière"? (Blue 2018)

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Brendon Blue, géographe et chercheur en sciences de l'environnement à l'Université d'Auckland, vient de publier un article intéressant sur nos représentations collectives de l'eau. Son propos ? La "santé de la rivière" mise en avant par ses gestionnaires peine à justifier son sens et ne reflète pas nécessairement ce que les riverains en pensent. L'idée que la santé d'une rivière pourrait être objectivée par des indicateurs (métriques physiques, chimiques, biologiques) s'adosse toujours à l'idée que cette rivière pourrait avoir la "naturalité" comme une condition de référence : serait sain ce qui naturel, malsain ce qui est changé par l'homme. Cela s'éloigne de la réalité de rivières déjà modifiées de longue date comme de l'expérience ordinaire des gens, qui ont également des projections sociales, symboliques, pratiques sur ce qu'une rivière pourrait ou devrait être. L'idée de "santé de la rivière" et le paradigme du retour à la nature non impactée (renaturation) se sont ainsi imposés au sein de diverses gestions publiques dans le monde au moment même où, dans la littérature savante, on s'apercevait que la nature et la société sont hybridées de longue date, donc ne peuvent être séparées de manière rigide en opposant utilisation et préservation, occupation et conservation. Une écologie opposant la rivière et l'humain fait donc fausse route. Extraits et discussions.  

"Plutôt que de commencer par un nouvel examen de ce que pourrait signifier un bon état, la création d'une vision d'une rivière en bonne santé a été largement abordée comme un défi technique. Partant de l'hypothèse que les influences humaines pourraient être dissociées pour modéliser un système écologiquement pur, les partisans ont conçu des ensembles de conditions de référence représentant des états plus naturels.

"En priorisant ainsi la naturalité, nous avons négligé la longue histoire d'enchevêtrement entre les hommes et les paysages, et nous avons omis de reconnaître la subjectivité de ce qui est perçu comme naturel. Traiter la santé des rivières comme une chose qui existait déjà, une chose à révéler simplement en le rendant mesurable (cf. Blue et Brierley, 2016), a jeté un voile sur les idéaux contestés et a négligé l’occasion d’exprimer différentes possibilités pour l’eau. (…)

"Une santé de la rivière réinventée pourrait reconnaître que tout le monde n’est pas d’accord sur ce à quoi une rivière en bonne santé ressemble: cette «bonne condition» doit être obtenue par la négociation de visions contestées, et souvent contradictoires. Cela pourrait remettre en cause le privilège des mesures sans référence locale, sachant que les approches quantitatives ne détiennent pas le monopole de ce qui importe. Cela ne signifie pas simplement les échanger contre un localisme ad hoc; elle pourrait plutôt mettre l'accent sur les contextes physiques, biologiques et sociaux plus vastes des problèmes locaux (Brierley et al 2013; Wilcock 2013). En comprenant les processus sociaux et physiques qui façonnent les paysages, nous pourrions produire une image plus claire des alternatives possibles. Cela pourrait inclure une compréhension de la façon dont les paysages pourraient être sans influences humaines (voir, par exemple, Lyver et al 2015), mais aussi d'autres états potentiellement souhaitables (voir, par exemple, les visions nuancées et contestées d'un projet urbain de rivière décrite par Holifield et Schuelke 2015). (…)

"Le concept de santé de la rivière est apparu à un moment où les hypothèses sur lesquelles reposaient les efforts de conservation étaient de plus en plus contestées. Les efforts visant à isoler la nature et à préserver des étendues sauvages vierges ont été supplantés par des tentatives visant à développer plus activement des relations durables entre les personnes et l'environnement physique, au-delà d'une vue dualiste axée sur l'utilisation ou la préservation (O'Riordan 1999, 2004). Au fur et à mesure que les récits de l'Anthropocène s'imposent (Cascade 2014) et que les idéaux des écosystèmes non modifiés semblent de plus en plus dépassés, les approches fonctionnalistes fourniront un moyen de regarder vers l'avenir plutôt que de se concentrer sur le «paradis perdu» (Dufour et Piégay 2009). Robbins et Moore 2013; Wohl 2013)."

Discussion
Les sciences humaines et sociales, la géographie et parfois l'écologie (scientifique) elle-même mènent depuis un certain temps une critique de divers concepts écologiques ayant alimenté et inspiré la gestion publique des milieux naturels depuis les années 1980.

Quand ces analyses reflètent la réception de l'écologie par la société, le gestionnaire public doit les entendre. Car la seule légitimité du gestionnaire est de représenter l'intérêt de cette société : s'il développe une idéologie de l'action publique ne répondant plus à sa mission, il échouera. Ce point n'est pas propre à l'écologie, bien sûr : toute technocratie peut dériver dans la fermeture sur elle-même, en se posant comme but l'atteinte d'indicateurs purement techniques sans vérification que ces indicateurs sont acceptés dans le corps social, qu'ils renvoient à des réalités partagées et des attentes tangibles.

La "santé de la rivière" a été avancée dans les année 1990 et 2000 comme une métaphore permettant de se détacher de la nostalgie de la "nature sauvage" (un paradigme n'ayant plus guère de base scientifique) tout en avançant un agenda de réformes favorable à l'environnement. Mais en fait, la santé et la naturalité ont le même difficulté à sortir de l'autoréférence : si une rivière "en bonne santé" est une rivière dont les structures et les fonctions ne divergent pas de celles d'une rivière naturelle, on ne fait que déplacer le problème!

Par exemple, dans un document de l'agence de l'eau et Onema de 2011 visant à vulgariser l'action publique (Supplément spécial, Mon Quotidien, 18 mars 2011), on lit :

"La rivière est vivante, respectons-là ! Une rivière fonctionne avec des zones humides, des eaux souterraines, et elle abrite des espèces vivantes, végétales et animales… Ces éléments forment un écosystème : de leur bonne santé à tous dépend la bonne santé de la rivière."



Le dessin associé (une version simplifiée d'un bassin versant, image ci-dessus) laisse entendre que partout où la rivière est laissée à elle-même (libre dans son débit, son débordement, sa berge), elle sera en meilleure "santé". Mais cela revient à dire que partout où un usage humain change cette nature spontanée de la rivière, celle-ci sera en moins bonne santé.

Comme Brendon Blue le relève, la directive cadre européenne sur l'eau (2000) - l'une des législations publiques les plus ambitieuses dans le monde, aujourd'hui menacée d'échec - a matérialisé ces difficultés. Elle a développé une batterie d'indicateurs techniques permettant de juger la performance de l'action publique (notamment sur la pression politique des remises en cause d'inefficacité et coûts excessifs de l'action publique). Mais derrière ces indicateurs, c'est toujours la "condition de référence" qui fonde et légitime l'édifice, donc la séparation d'une rivière naturelle présentée comme en bon état (sur elle sont calculés les indicateurs d'état, forcément bons) et d'une rivière anthropisée présentée comme une dégradation plus ou moins avancée, un écart à la normalité perdue.

Cette idée que la rivière naturelle serait la référence de l'action publique est aujourd'hui contestée : la nature est une construction sociale et politique, inscrite dans l'histoire humaine autant que dans l'évolution biotique et abiotique. On doit donc faire évoluer la gestion publique de l'eau et de la nature en intégrant davantage la société dans la définition des objectifs.

Référence : Blue B (2018), What’s wrong with healthy rivers? Promise and practice
in the search for a guiding ideal for freshwater management, Progress in Physical Geography, 42, 4, 1–16

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