Concept apparu en 2006, les "nouveaux écosystèmes" désignent des milieux nés de l'influence humaine. Ils sont l'objet d'intenses débats dans l'écologie de la conservation. Quatre chercheurs plaident pour leur reconnaissance, en soulignant que notre relation à la nature et à sa biodiversité relève avant tout d'une construction sociale. Il est nécessaire que ces questions soient débattues en amont et en accompagnement des politiques publiques en France, particulièrement dans le domaine des rivières et plans d'eau, où l'humain a créé de nombreuses modifications dans l'histoire et produit en conséquence des milieux nouveaux. Ceux-ci méritent d'être étudiés et discutés pour ce qu'ils sont, et non pas seulement en miroir de ce qu'ils ont remplacé, parfois depuis plusieurs siècles.
Depuis une dizaine d'années, la littérature spécialisée en écologie de la conservation de la biodiversité parle beaucoup du concept de "nouvel écosystème", proposé en 2006 par Richard J. Hobbs et une vingtaine de collègues. Le constat de ces scientifiques était simple: on ne peut plus se contenter d'opposer un écosystème naturel intact d'un côté et un monde humain artificiel de l'autre, car en réalité, les deux s'interpénètrent dans des gradients de modification. Et les humains font aussi bien émerger par leurs actions des écosystèmes ayant des trajectoires nouvelles.
Au sens le plus large, un nouvel écosystème est ainsi un "système de composantes abiotiques, biotiques et sociales (et de leurs interactions) qui, en vertu de l'influence humaine, diffère de celles qui prévalaient historiquement" (Hobbs et al 2013).
Dans une tribune venant de paraître dans le journal de la Société américaine d'écologie, quatre scientifiques (Anna C. Backstrom, Georgia E. Garrard, Richard J. Hobbs et Sarah A. Bekessy) reviennent sur les dimensions sociales de ces nouveaux écosystèmes.
Ils rappellent tout d'abord : "À mesure que la Terre est modifiée par les humains et que les zones «naturelles» deviennent de plus en plus méconnaissables en rapport aux systèmes qui les remplacent (Radeloff et al 2015), un débat a émergé sur la labellisation de ces systèmes comme «nouveaux écosystèmes» ( Murcia et al 2014, Radeloff et al 2015, Miller et Bestelmeyer 2016). Depuis les années 1930, plusieurs termes ont été utilisés pour décrire les systèmes modifiés (Tansley 1935), notamment les «écosystèmes anthropogéniques», les «communautés non analogues», les «écosystèmes synthétiques ou émergents» et la «végétation spontanée» (Truitt et al 2015). Indépendamment de la terminologie, il existe bel et bien des écosystèmes hautement modifiés (Chapin et Starfield 1997, Hobbs et al 2006 et Collier 2015) et lorsque les objectifs traditionnels de conservation ne peuvent plus être atteints, il est impératif de trouver un cadre de gestion acceptable où les décideurs de la conservation biologique peuvent communiquer et développer de nouvelles stratégies de gestion."
Les chercheurs font observer que les perceptions actuelles des nouveaux écosystèmes et la façon dont ils sont appréciés par les décideurs diffèrent selon les contextes culturels et sociaux entourant les mouvements de conservation aux États-Unis et en Europe :
"Dans le modèle américain, où les objectifs de restauration et de conservation écologiques visent à rétablir les écosystèmes qui existaient avant l'arrivée des Européens, la nouveauté écologique dans les écosystèmes hautement modifiés n'est généralement pas acceptée (Egan 2006). Dans le modèle européen, les nouveaux écosystèmes ne sont pas explicitement pris en compte. Les paysages ont été soumis de longue date à des changements agricoles et industriels. Un objectif fréquent est de ramener les écosystèmes à un état préindustriel (milieu du XIXe siècle) et non à un peuplement pré-agricole (Whited et al 2005). Ici, la conservation de la biodiversité comprend la protection et la gestion active des états du système qui seraient considérés comme de nouveaux écosystèmes selon le modèle américain, par exemple les haies et les prairies fleuries agricoles (Halada et al 2011). Dans le paysage européen, la reconnaissance des assemblages d'espèces nouvelles et modernes exige une compréhension écologique et sociale nuancée de ce qui pourrait être catégorisé comme base de référence pour définir les nouveaux écosystèmes. Cette variation dans les approches de la vision des nouveaux écosystèmes met en évidence la construction sociale du concept d'écosystème. Une croyance (quelle «nature» devrait être conservée) est considérée comme socialement construite si les sociétés qui détiennent les mêmes connaissances (faits et informations écologiques) parviennent à des croyances différentes et incompatibles en raison de valeurs sociales divergentes (le type de nature préféré) (Boghossian 2001)."
En outre, les représentations de la biodiversité dépendent du contexte, des services écosystémiques et des évolutions locales de biodiversité. Par exemple, des espèces végétales de zones humides comme les quenouilles (Typha sp) ou le roseau à balais (Phragmites australis) montrent souvent des tendances invasives. Elles sont en même temps reconnues pour des vertus épuratrices et pour abriter des espèces d'oiseaux ou d'amphibiens d'intérêt. Le gestionnaire ou le riverain ne va pas porter le même jugement selon l'effet observé dans la zone dont il a la responsabilité. "La conservation de la biodiversité, comme toutes les décisions d'intervenir sur les écosystèmes, est un processus intrinsèquement subjectif", observent les chercheurs.
La biodiversité englobe un vaste éventail de faune, flore et interactions biophysiques, mais les aspects de la biodiversité qui seront choisis pour la protection, la conservation ou la recherche sont ainsi déterminés par la société. De même, les classifications des assemblages d'espèces, l'élaboration et la mise en œuvre de stratégies de gestion de l'environnement, la délimitation des limites des parcs nationaux et des zones de conservation ne sont pas déterminées objectivement : ils sont basés sur des normes, des lois et des valeurs. Les chercheurs proposent donc un schéma de décision sur les écosystèmes anthropisés qui prennent en considération le représentations de la nature (figure ci-dessous).
Et les auteurs de conclure : "Déterminer les objectifs de conservation et hiérarchiser les actions de gestion pour les nouveaux écosystèmes est souvent guidé par des valeurs - priorités, principes et préférences associés à une qualité de relation avec la nature (Hobbs 2004, Chan et al 2016). La question fondamentale de savoir comment les nouveaux écosystèmes sont perçus et gérés est essentiellement philosophique. La façon dont les gens interprètent ce qu'est la «nature» et ce qu'elle signifie «naturel» a changé au fil du temps, d'une position philosophique selon laquelle la «nature» existe objectivement et a une valeur inhérente, à l'idée que ce qui est «naturel» est socialement construit, donc dépendant d'un contexte, avec un éventail d'objectifs de gestion écologique, sociale et économique, qui sera le moyen effectif de concilier des positions contradictoires sur de nouveaux écosystèmes."
Discussion
Passant quasiment inaperçu en France pour le moment, le débat sur les nouveaux écosystèmes est pourtant très vif dans la communauté savante. Les critiques affirment que ce concept est mal défini, peut favoriser le laissez-faire en matière de conservation (Murcia et al 2014; Higgs 2017), ou encore qu'il est inutile car la restauration écologique tient déjà compte des écosystèmes modifiés (Egan 2006; 2015). Inversement, les tenants du concept soutiennent qu'il répond au besoin de gérer des écosystèmes ayant irrémédiablement franchi des seuils socio-écologiques au-delà desquels la restauration du système antérieur n'a plus de sens (Hobbs et al 2013) et qu'il confère une valeur de conservation à des systèmes anthropiquement modifiés qui seraient autrement rejetés ou négligés (Marris et al 2013). Miller et Bestelmeyer (2016) analysent le concept comme un moyen de nommer une classe d'écosystème qui n'a pas d'analogue historique mais sans les connotations négatives du terme "dégradé". Pour une analyse critique des risques et des avantages du concept d'écosystème, voir Marris et al 2013, Murcia et al 2014 et Collier 2015.
Le débat n'est pas que scientifique. La reconnaissance du caractère historique et hybride de la biodiversité comme l'affirmation du caractère social de nos représentations de la nature ont des implications fortes sur la manière dont on construit des politiques publiques de l'écologie. Par exemple, toute la politique européenne de qualité des rivières et plans d'eau est fondée sur l'idée qu'il existe un état de référence (la rivière naturelle sans impact humain) et que l'écart à cette référence guide l'action (voir Bouleau et Pont 2015). Or, si les Européens ont modifié depuis des millénaires leurs bassins versants, s'ils ont créé au fil des générations de nouveaux écosystèmes (étangs, lacs, canaux) et mélangé des espèces qui étaient jadis séparées par la géographie, le choix de ce paradigme pose question sur sa prétention à une objectivité scientifique indiscutable. Et aussi, d'un point de vue pratique, sur la possibilité même d'obtenir les effets attendus pour des hydrosystèmes ayant bifurqué de longue date d'une référence ancienne tout en étant aujourd'hui soumis à des facteurs d'évolution inédits (changement climatique).
Enfin, ces travaux sur les nouveaux écosystèmes rejoignent nos préoccupations sur la nécessité de refonder la politique de l'eau à échelle de chaque bassin versant, en commençant par des diagnostics écologiques beaucoup plus complets et rigoureux sur l'état initial (et, dans le cas particulier des ouvrages hydrauliques, sur le besoin d'analyses in situ de leurs biodiversité et fonctionnalités).
Référence : Backstrom AC et al (2018), Grappling with the social dimensions of novel ecosystems, Front Ecol Environ, 16, 2, 109-117
Illustration, en haut : les étangs de Bitche en Moselle sont menacés de destruction au nom de la continuité écologique. Ce sont typiquement des nouveaux écosystèmes créés par l'homme. Avant de les perturber pour recréer ce que le gestionnaire estime être un état plus "originel" (et plus désirable) du ruisseau qui les alimente, il convient d'analyser la biodiversité acquise par ces plans d'eau et leurs abords, aussi bien que les perceptions de cette nature anthropisée par les riverains et usagers. Une politique écologique ne peut plus être formée de diktats généralistes de "renaturation" que l'on applique sans discernement et sans écoute. La question naturelle doit être démocratisée, et non pas bureaucratisée.
Depuis une dizaine d'années, la littérature spécialisée en écologie de la conservation de la biodiversité parle beaucoup du concept de "nouvel écosystème", proposé en 2006 par Richard J. Hobbs et une vingtaine de collègues. Le constat de ces scientifiques était simple: on ne peut plus se contenter d'opposer un écosystème naturel intact d'un côté et un monde humain artificiel de l'autre, car en réalité, les deux s'interpénètrent dans des gradients de modification. Et les humains font aussi bien émerger par leurs actions des écosystèmes ayant des trajectoires nouvelles.
Au sens le plus large, un nouvel écosystème est ainsi un "système de composantes abiotiques, biotiques et sociales (et de leurs interactions) qui, en vertu de l'influence humaine, diffère de celles qui prévalaient historiquement" (Hobbs et al 2013).
Dans une tribune venant de paraître dans le journal de la Société américaine d'écologie, quatre scientifiques (Anna C. Backstrom, Georgia E. Garrard, Richard J. Hobbs et Sarah A. Bekessy) reviennent sur les dimensions sociales de ces nouveaux écosystèmes.
Ils rappellent tout d'abord : "À mesure que la Terre est modifiée par les humains et que les zones «naturelles» deviennent de plus en plus méconnaissables en rapport aux systèmes qui les remplacent (Radeloff et al 2015), un débat a émergé sur la labellisation de ces systèmes comme «nouveaux écosystèmes» ( Murcia et al 2014, Radeloff et al 2015, Miller et Bestelmeyer 2016). Depuis les années 1930, plusieurs termes ont été utilisés pour décrire les systèmes modifiés (Tansley 1935), notamment les «écosystèmes anthropogéniques», les «communautés non analogues», les «écosystèmes synthétiques ou émergents» et la «végétation spontanée» (Truitt et al 2015). Indépendamment de la terminologie, il existe bel et bien des écosystèmes hautement modifiés (Chapin et Starfield 1997, Hobbs et al 2006 et Collier 2015) et lorsque les objectifs traditionnels de conservation ne peuvent plus être atteints, il est impératif de trouver un cadre de gestion acceptable où les décideurs de la conservation biologique peuvent communiquer et développer de nouvelles stratégies de gestion."
Les chercheurs font observer que les perceptions actuelles des nouveaux écosystèmes et la façon dont ils sont appréciés par les décideurs diffèrent selon les contextes culturels et sociaux entourant les mouvements de conservation aux États-Unis et en Europe :
"Dans le modèle américain, où les objectifs de restauration et de conservation écologiques visent à rétablir les écosystèmes qui existaient avant l'arrivée des Européens, la nouveauté écologique dans les écosystèmes hautement modifiés n'est généralement pas acceptée (Egan 2006). Dans le modèle européen, les nouveaux écosystèmes ne sont pas explicitement pris en compte. Les paysages ont été soumis de longue date à des changements agricoles et industriels. Un objectif fréquent est de ramener les écosystèmes à un état préindustriel (milieu du XIXe siècle) et non à un peuplement pré-agricole (Whited et al 2005). Ici, la conservation de la biodiversité comprend la protection et la gestion active des états du système qui seraient considérés comme de nouveaux écosystèmes selon le modèle américain, par exemple les haies et les prairies fleuries agricoles (Halada et al 2011). Dans le paysage européen, la reconnaissance des assemblages d'espèces nouvelles et modernes exige une compréhension écologique et sociale nuancée de ce qui pourrait être catégorisé comme base de référence pour définir les nouveaux écosystèmes. Cette variation dans les approches de la vision des nouveaux écosystèmes met en évidence la construction sociale du concept d'écosystème. Une croyance (quelle «nature» devrait être conservée) est considérée comme socialement construite si les sociétés qui détiennent les mêmes connaissances (faits et informations écologiques) parviennent à des croyances différentes et incompatibles en raison de valeurs sociales divergentes (le type de nature préféré) (Boghossian 2001)."
En outre, les représentations de la biodiversité dépendent du contexte, des services écosystémiques et des évolutions locales de biodiversité. Par exemple, des espèces végétales de zones humides comme les quenouilles (Typha sp) ou le roseau à balais (Phragmites australis) montrent souvent des tendances invasives. Elles sont en même temps reconnues pour des vertus épuratrices et pour abriter des espèces d'oiseaux ou d'amphibiens d'intérêt. Le gestionnaire ou le riverain ne va pas porter le même jugement selon l'effet observé dans la zone dont il a la responsabilité. "La conservation de la biodiversité, comme toutes les décisions d'intervenir sur les écosystèmes, est un processus intrinsèquement subjectif", observent les chercheurs.
In Backstrom AC et al (2018), art. cit., droit de courte citation.
Discussion
Passant quasiment inaperçu en France pour le moment, le débat sur les nouveaux écosystèmes est pourtant très vif dans la communauté savante. Les critiques affirment que ce concept est mal défini, peut favoriser le laissez-faire en matière de conservation (Murcia et al 2014; Higgs 2017), ou encore qu'il est inutile car la restauration écologique tient déjà compte des écosystèmes modifiés (Egan 2006; 2015). Inversement, les tenants du concept soutiennent qu'il répond au besoin de gérer des écosystèmes ayant irrémédiablement franchi des seuils socio-écologiques au-delà desquels la restauration du système antérieur n'a plus de sens (Hobbs et al 2013) et qu'il confère une valeur de conservation à des systèmes anthropiquement modifiés qui seraient autrement rejetés ou négligés (Marris et al 2013). Miller et Bestelmeyer (2016) analysent le concept comme un moyen de nommer une classe d'écosystème qui n'a pas d'analogue historique mais sans les connotations négatives du terme "dégradé". Pour une analyse critique des risques et des avantages du concept d'écosystème, voir Marris et al 2013, Murcia et al 2014 et Collier 2015.
Le débat n'est pas que scientifique. La reconnaissance du caractère historique et hybride de la biodiversité comme l'affirmation du caractère social de nos représentations de la nature ont des implications fortes sur la manière dont on construit des politiques publiques de l'écologie. Par exemple, toute la politique européenne de qualité des rivières et plans d'eau est fondée sur l'idée qu'il existe un état de référence (la rivière naturelle sans impact humain) et que l'écart à cette référence guide l'action (voir Bouleau et Pont 2015). Or, si les Européens ont modifié depuis des millénaires leurs bassins versants, s'ils ont créé au fil des générations de nouveaux écosystèmes (étangs, lacs, canaux) et mélangé des espèces qui étaient jadis séparées par la géographie, le choix de ce paradigme pose question sur sa prétention à une objectivité scientifique indiscutable. Et aussi, d'un point de vue pratique, sur la possibilité même d'obtenir les effets attendus pour des hydrosystèmes ayant bifurqué de longue date d'une référence ancienne tout en étant aujourd'hui soumis à des facteurs d'évolution inédits (changement climatique).
Enfin, ces travaux sur les nouveaux écosystèmes rejoignent nos préoccupations sur la nécessité de refonder la politique de l'eau à échelle de chaque bassin versant, en commençant par des diagnostics écologiques beaucoup plus complets et rigoureux sur l'état initial (et, dans le cas particulier des ouvrages hydrauliques, sur le besoin d'analyses in situ de leurs biodiversité et fonctionnalités).
Référence : Backstrom AC et al (2018), Grappling with the social dimensions of novel ecosystems, Front Ecol Environ, 16, 2, 109-117
Illustration, en haut : les étangs de Bitche en Moselle sont menacés de destruction au nom de la continuité écologique. Ce sont typiquement des nouveaux écosystèmes créés par l'homme. Avant de les perturber pour recréer ce que le gestionnaire estime être un état plus "originel" (et plus désirable) du ruisseau qui les alimente, il convient d'analyser la biodiversité acquise par ces plans d'eau et leurs abords, aussi bien que les perceptions de cette nature anthropisée par les riverains et usagers. Une politique écologique ne peut plus être formée de diktats généralistes de "renaturation" que l'on applique sans discernement et sans écoute. La question naturelle doit être démocratisée, et non pas bureaucratisée.