Les audits administratifs, les rapports parlementaires, les contentieux judiciaires et les désaccords riverains convergent vers une même conclusion : la mise en oeuvre de la continuité écologique des rivières est problématique en France. Même en dehors des vues divergentes, il est de toute façon impossible d'aménager tous les ouvrages classés en 2012-2013 dans le délai imparti par la loi. Certains évoquent donc aujourd'hui la possibilité de définir des priorités dans la mise en oeuvre du classement, c'est-à-dire de distinguer des bassins, tronçons ou sites à aménagement prioritaire et d'autres non. Cette idée pourrait aider à débloquer la situation, mais à deux conditions : au plan juridique, que les ouvrages jugés non prioritaires soient clairement exemptés d'aménagement ; au plan méthodologique, que la définition des priorités se fasse dans un processus ouvert, transparent et co-construit avec les usagers concernés.
La loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 avait prévu que des rivières seraient classées à fin de conservation (liste 1) ou de restauration (liste 2) de continuité écologique. Ce classement a eu lieu en 2012-2013, sous la forme d’arrêtés du préfet de bassin. Il a été jugé opaque et contradictoire par les riverains lorsqu’ils en ont pris connaissance :
Face à cette planification en berne sur ses objectifs, ses moyens et son acceptabilité, on évoque aujourd’hui l’hypothèse de «prioriser» les traitements des ouvrages hydrauliques. Ce point avait été évoqué dans le rapport parlementaire Dubois-Vigier 2016. Ce serait une avancée, mais cela crée débat.
Il y a d’abord la question de la clarification et sécurisation juridiques. Si l’administration persiste à dire que tout ouvrage doit être traité en 5 ans (ce que pose l’article L 214-17 CE), alors «prioritaire» ou «pas prioritaire», tout le monde est censé agir dans un délai très court. Cela ne règle pas les problèmes observés par le CGEDD et il n’y a aucun sens à chercher des priorités à quelques années près. Si l’administration admet que l’on ne peut traiter que certains ouvrages (les «prioritaires» justement) dans les cinq prochaines années, alors les autres doivent se voir reconnaître d’une manière ou d’une autre une exemption temporaire ou définitive de continuité. Mais ni les arrêtés de bassin de 2012-2013 ni la loi de 2006 ne le prévoit pour le moment… Ce vide juridique ne sera pas tenable, car la mise en œuvre de la continuité est déjà passablement opaque et compliquée : les propriétaires ont peu de chance d’accepter un régime flou les laissant dans l'incertitude ou une priorisation qui ne changerait finalement rien à l'impératif intenable de tout aménager très vite, et à grands frais.
Au-delà de la question de droit, à régler, c’est aussi la méthode d’un nouveau classement par priorité qui est décisive.
Un éventuel ordre de priorisation des ouvrages à traiter ne saurait procéder de la même manière que le classement des rivières en 2012-2013, c’est-à-dire dans la confidence de services ne répondant pas de leurs travaux devant les organisations représentant les ouvrages (moulins, étangs, hydro-électriciens), et devant les autres usagers de la rivière. Le nouvel examen des ouvrages hydrauliques ne pourrait être que co-construit, sous l’impulsion et le contrôle des services de l’Etat, mais avec des échanges transparents, rigoureux et sincères sur la méthode.
Idéalement, la définition des priorités devrait commencer par un modèle d’hydro-écologie permettant de rentrer des descripteurs d’espèces, d’états et de pressions. Ce premier filtrage pourrait être ensuite analysé, contrôlé et débattu. Il y a par exemple des publications scientifiques intéressantes ces dernières années, comme Maire et al 2016 ayant proposé une modélisation géographique des espèces et populations piscicoles les plus menacées en France, ou Grantham et al 2014 ayant montré la faisabilité de grilles de décision appliquées à un large territoire (ici la Californie).
Si le cas par cas et la concertation locale sont aussi nécessaires, il s'agit de ne pas limiter l'évaluation à des avis plus ou moins subjectifs, à dire d’experts ayant chacun des méthodes différentes (opinion locale de représentants de l’AFB-Onema, voire de fédérations de pêche) et oubliant parfois que la loi de continuité n'a jamais été une loi de restauration des habitats. On évitera aussi des lectures un peu trop simplistes des états des lieux des agences de l’eau, tendant à conclure que partout où l’on ne trouve pas d’impacts chimiques (à supposer qu’on les ait cherchés…), ce serait les ouvrages hydrauliques qui abaisseraient la note de qualité de l'eau selon la directive cadre européenne (en fait, les impacts des barrages ont été démontrés comme plutôt faibles sur des indices de qualité DCE dans les rares cas où ils ont été étudiés par un vrai modèle interprétatif et à grande échelle, voir par exemple Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018 ; les autres impacts morphologiques sont plus déterminants, dont les usages des sols versants).
Quoiqu’il en soit, menée par des scientifiques et/ou par des administratifs, la construction d’une grille de priorisation des ouvrages les plus impactants pour la continuité écologique en même temps que les moins intéressants pour d’autres critères écologiques devra répondre dans chaque cas à de nombreuses questions…
…sur les espèces
Les réponses à ces questions (et probablement à d’autres) sont nécessaires pour distinguer de manière objective les bassins où la discontinuité en long représente en enjeu fort et immédiat par rapport à ceux où elle a un impact secondaire, voire négligeable. Elles sont aussi nécessaires pour identifier des sites qui ont un enjeu plus important, soit du fait de leur position dans le réseau hydrographique, soit du fait de leur propriétés physiques les rendant totalement infranchissables. Ces questions sont aussi celles que posent les riverains, associations et collectifs quand ils s’expriment en réunion publique, en consultation d’enquête voire en contentieux. Le refus d’y répondre - ou l’affirmation péremptoire de l’absence d’intérêt à se les poser - est ce qui a rapidement dégradé la perception de la crédibilité et de l'objectivité de la mise en œuvre de la continuité.
La continuité longitudinale est depuis 10 ans un point d’abcès et de défiance dans la politique publique des rivières. Mais ce n’est pas une fatalité. L'expérience internationale montre que le sujet n'est pas consensuel, que les services écosystémiques ne concernent que certains usagers au détriment d'autres, que l'engagement des riverains sur certaines solutions fait de toute façon partie des clés de réussite d'un projet. Il est raisonnable d’admettre aujourd'hui que la programmation administrative a eu des défauts, que l’acceptation de la réforme demande un dialogue social et environnemental renouvelé, que la dépense publique importante exige des bases scientifiques plus solides et des choix d’action plus efficaces sur les enjeux de biodiversité, plus largement les enjeux de qualité des rivières. Nous verrons bientôt si le nouveau gouvernement entend ce message et propose une voie pour sortir du blocage actuel.
Illustrations : seuil sur Labeaume, à Rosières (07).
La loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 avait prévu que des rivières seraient classées à fin de conservation (liste 1) ou de restauration (liste 2) de continuité écologique. Ce classement a eu lieu en 2012-2013, sous la forme d’arrêtés du préfet de bassin. Il a été jugé opaque et contradictoire par les riverains lorsqu’ils en ont pris connaissance :
- grands barrages épargnés malgré leur impact de premier ordre,
- certains cours d’eau classés et d’autres non, alors que leurs propriétés et peuplements sont très similaires,
- double classement de même cours d’eau en liste 1 (supposé bon état à conserver) et liste 2 (supposé mauvais état à restaurer), peu compréhensible,
- abondance anormale d’ouvrages classés en tête de bassin, là où il n’y a quasiment aucun enjeu migrateur amphihalin (excès de choix purement halieutiques, souvent pour des truites communes et un usage pêche).
- 20 665 obstacles à l’écoulement ont été classés en 2012-2013, ce qui fut totalement irréaliste,
- il se traite environ 340 dossiers par an, soit une durée d’exécution des arrêtés de bassin de 50 ans (et non 5 ans!) pour l’ensemble du linéaire classé,
- le coût moyen observé pour les seules subventions publiques dépasse les 100 K€ par chantier, ce qui signifie un coût public global dépassant les 2 milliards €, auquel il faut ajouter les coûts privés (et les coûts publics non comptabilisés des salaires des fonctionnaires centraux ou territoriaux traitant ces sujets plutôt que les nombreux autres concernant la rivière),
- les agences de l’eau procèdent à des choix d'orientation très variables entre l’effacement et l’aménagement ce qui renforce le procès en arbitraire fait à ces établissements publics au contrôle quasi-impossible par le citoyen, vu la faible représentativité de la société dans son comité de bassin et l'absence des principaux intéressés (moulins, étangs) dans les processus de décision.
Face à cette planification en berne sur ses objectifs, ses moyens et son acceptabilité, on évoque aujourd’hui l’hypothèse de «prioriser» les traitements des ouvrages hydrauliques. Ce point avait été évoqué dans le rapport parlementaire Dubois-Vigier 2016. Ce serait une avancée, mais cela crée débat.
Il y a d’abord la question de la clarification et sécurisation juridiques. Si l’administration persiste à dire que tout ouvrage doit être traité en 5 ans (ce que pose l’article L 214-17 CE), alors «prioritaire» ou «pas prioritaire», tout le monde est censé agir dans un délai très court. Cela ne règle pas les problèmes observés par le CGEDD et il n’y a aucun sens à chercher des priorités à quelques années près. Si l’administration admet que l’on ne peut traiter que certains ouvrages (les «prioritaires» justement) dans les cinq prochaines années, alors les autres doivent se voir reconnaître d’une manière ou d’une autre une exemption temporaire ou définitive de continuité. Mais ni les arrêtés de bassin de 2012-2013 ni la loi de 2006 ne le prévoit pour le moment… Ce vide juridique ne sera pas tenable, car la mise en œuvre de la continuité est déjà passablement opaque et compliquée : les propriétaires ont peu de chance d’accepter un régime flou les laissant dans l'incertitude ou une priorisation qui ne changerait finalement rien à l'impératif intenable de tout aménager très vite, et à grands frais.
Au-delà de la question de droit, à régler, c’est aussi la méthode d’un nouveau classement par priorité qui est décisive.
Un éventuel ordre de priorisation des ouvrages à traiter ne saurait procéder de la même manière que le classement des rivières en 2012-2013, c’est-à-dire dans la confidence de services ne répondant pas de leurs travaux devant les organisations représentant les ouvrages (moulins, étangs, hydro-électriciens), et devant les autres usagers de la rivière. Le nouvel examen des ouvrages hydrauliques ne pourrait être que co-construit, sous l’impulsion et le contrôle des services de l’Etat, mais avec des échanges transparents, rigoureux et sincères sur la méthode.
Idéalement, la définition des priorités devrait commencer par un modèle d’hydro-écologie permettant de rentrer des descripteurs d’espèces, d’états et de pressions. Ce premier filtrage pourrait être ensuite analysé, contrôlé et débattu. Il y a par exemple des publications scientifiques intéressantes ces dernières années, comme Maire et al 2016 ayant proposé une modélisation géographique des espèces et populations piscicoles les plus menacées en France, ou Grantham et al 2014 ayant montré la faisabilité de grilles de décision appliquées à un large territoire (ici la Californie).
Si le cas par cas et la concertation locale sont aussi nécessaires, il s'agit de ne pas limiter l'évaluation à des avis plus ou moins subjectifs, à dire d’experts ayant chacun des méthodes différentes (opinion locale de représentants de l’AFB-Onema, voire de fédérations de pêche) et oubliant parfois que la loi de continuité n'a jamais été une loi de restauration des habitats. On évitera aussi des lectures un peu trop simplistes des états des lieux des agences de l’eau, tendant à conclure que partout où l’on ne trouve pas d’impacts chimiques (à supposer qu’on les ait cherchés…), ce serait les ouvrages hydrauliques qui abaisseraient la note de qualité de l'eau selon la directive cadre européenne (en fait, les impacts des barrages ont été démontrés comme plutôt faibles sur des indices de qualité DCE dans les rares cas où ils ont été étudiés par un vrai modèle interprétatif et à grande échelle, voir par exemple Villeneuve et al 2015, Corneil et al 2018 ; les autres impacts morphologiques sont plus déterminants, dont les usages des sols versants).
Quoiqu’il en soit, menée par des scientifiques et/ou par des administratifs, la construction d’une grille de priorisation des ouvrages les plus impactants pour la continuité écologique en même temps que les moins intéressants pour d’autres critères écologiques devra répondre dans chaque cas à de nombreuses questions…
…sur les espèces
- Y a-t-il des migrateurs amphihalins ?
- Y a-t-il des migrateurs holobiotiques (espèces dont la mobilité longue distance est réellement une condition limitante forte du cycle de vie) ?
- Y a-t-il des risques d’espèces invasives depuis l’aval ?
- Y a-t-il des souches génétiques d’intérêt et des risques d’introgression ou extinction?
- Dispose-t-on d’une tendance historique sur les populations présentes (pas seulement un modèle déterministe théorique habitat-densité), attestant en particulier d’un déclin attribuable à des discontinuités?
- Quelle est aujourd'hui l’activité sédimentaire du bassin (entrée-sortie) et sa tendance?
- Y a-t-il déficit observable de charges grossières vers les zones aval?
- Y a-t-il un excès de sédiments fins issus de l'érosion de sols agricoles (risque de favoriser la circulation des fines colmatant les substrats) ?
- L’ouvrage est-il déjà partiellement franchissable sans travaux aux poissons cibles (par sa faible hauteur, sa surverse en crue, l'existence de brèches, la dépose des vannes, etc.) ?
- L’ouvrage crée-t-il des milieux locaux à biodiversité appréciable (biefs renaturés, étangs anciens, zones humides profitant de la nappe, etc.) ?
- Les ouvrages aval sont-ils déjà aménagés (cas des grands migrateurs où il est inutile de traiter l'amont avant l'aval) ?
- Existe-t-il un grand barrage sans projet sur la rivière (modifiant sa thermie, son hydrologie, sa charge sédimentaire et son peuplement piscicole)?
- Où se situent les noeuds d'importance vers des affluents d’intérêt ?
- Quelle est la valeur de l’Indice Poissons Rivières révisé (IPR+) dans les relevés disponibles?
- Observe-t-on des déficits d’espèces dans un gradient aval-amont ?
- Le tronçon est-il dégradé par des impacts chimiques ou physico-chimiques (formant la priorité d’investissement DCE en vue du bon état 2021 ou 2027) ?
- Le tronçon est-il dégradé par des impacts morphologiques autre que la continuité en long ?
- Y a-t-il des risques d’assecs et que disent les projections climatiques ?
- Les usages des sols créent-ils une pression forte sur la qualité du milieu récepteur (auquel cas la continuité n'ouvre pas à des eaux et sédiments de qualité)?
- Les ouvrages ont-ils un effet régulateur, atténuateur ou retardateur sur les crues, avec des enjeux inondations à l’aval?
- La sélection des sites prioritaires est-elle budgétée et solvabilisée sur le calendrier choisi et pour chaque bassin versant (sachant que l’effacement n’a pas à être priorisé et que seul un soutien public conséquent permet aujourd'hui d’engager les chantiers)?
Les réponses à ces questions (et probablement à d’autres) sont nécessaires pour distinguer de manière objective les bassins où la discontinuité en long représente en enjeu fort et immédiat par rapport à ceux où elle a un impact secondaire, voire négligeable. Elles sont aussi nécessaires pour identifier des sites qui ont un enjeu plus important, soit du fait de leur position dans le réseau hydrographique, soit du fait de leur propriétés physiques les rendant totalement infranchissables. Ces questions sont aussi celles que posent les riverains, associations et collectifs quand ils s’expriment en réunion publique, en consultation d’enquête voire en contentieux. Le refus d’y répondre - ou l’affirmation péremptoire de l’absence d’intérêt à se les poser - est ce qui a rapidement dégradé la perception de la crédibilité et de l'objectivité de la mise en œuvre de la continuité.
La continuité longitudinale est depuis 10 ans un point d’abcès et de défiance dans la politique publique des rivières. Mais ce n’est pas une fatalité. L'expérience internationale montre que le sujet n'est pas consensuel, que les services écosystémiques ne concernent que certains usagers au détriment d'autres, que l'engagement des riverains sur certaines solutions fait de toute façon partie des clés de réussite d'un projet. Il est raisonnable d’admettre aujourd'hui que la programmation administrative a eu des défauts, que l’acceptation de la réforme demande un dialogue social et environnemental renouvelé, que la dépense publique importante exige des bases scientifiques plus solides et des choix d’action plus efficaces sur les enjeux de biodiversité, plus largement les enjeux de qualité des rivières. Nous verrons bientôt si le nouveau gouvernement entend ce message et propose une voie pour sortir du blocage actuel.
Illustrations : seuil sur Labeaume, à Rosières (07).