Dans son rapport récent, le CGEDD propose de mettre à l'étude une mesure de suppression automatique des droits d'eau fondés en titre pour non-usage pendant 5 ans. Nous montrons ici, en citant l'avis récent des magistrats du Conseil d'Etat à ce sujet, que c'est un "faux problème" car l'administration dispose d'ores et déjà du droit d'amender voire de supprimer sans indemnité un droit d'eau pour des raisons motivées d'écologie, de sécurité ou de salubrité. D'où notre désagréable déduction : le seul motif de cette mesure, c'est d'accélérer la casse des ouvrages hydrauliques, par définition des ouvrages les plus anciens (souvent les plus modestes) puisqu'ils sont fondés en titre. Ce choix ressemble donc à une provocation, assez peu responsable alors que les propriétaires, riverains et parlementaires sont déjà vent debout contre les excès de la continuité écologique et la destruction indue du patrimoine des rivières. Rappelons qu'en 2012 déjà, l'administration n'avait retenu que 2 des 11 propositions du CGEDD... juste celles qui l'arrangeaient, en se gardant bien de respecter celles qui l'obligeaient à la prudence et la concertation. Alors en 2017, autant être clair : une remise en cause des droits d'eau fondés en titre signifierait une rupture totale du dialogue avec le monde des moulins et étangs, et serait synonyme d'une intensification du combat politique et judiciaire ayant déjà lieu aujourd'hui contre les dérives de la politique de rivières. Ce n'est certainement pas ainsi que l'on favorisera une poursuite apaisée de la continuité écologique.
Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique propose de mettre à l'étude le principe de suppression automatique du droit d'eau fondé en titre : "Instaurer une procédure de déchéance des droits fondés en titre qui ne seraient pas utilisés à compter d'un certain délai, par exemple le second délai de cinq ans après publication des classements des cours d'eau, et rendre ces droits non transmissibles."
Petit rappel juridique : le droit d'eau fondé en titre est un droit privatif d'usage, assimilé à un droit réel immobilier, permettant à tout moulin ou étang existant avant 1790 sur une rivière non domaniale (avant 1566 sur une rivière domaniale) de dériver ou stocker l'eau sans avoir à demander de nouvelle autorisation administrative. C'est l'existence d'un génie civil hydraulique encore en place qui suffit à garantir ce droit d'eau fondé en titre. Par extension, les moulins et usines à eau d'une puissance de moins de 150 kW et réglementés avant 1919 bénéficient eux aussi d'une autorisation administrative ne demandant pas à être renouvelée (droit d'eau fondés sur titre).
Nous pensons que la suppression automatique des fondés en titre ou sur titre est une mauvaise recommandation pour les raisons suivantes.
L'administration veut s'arroger un droit de casser, au risque de rompre tout dialogue avec les moulins - La principale raison de faire disparaître le droit d'eau est, de l'aveu même du CGEDD, de lever une complication empêchant l'effacement des ouvrages hydrauliques anciens ("leur existence est à la source de blocages sur l'ensemble des opérations de restauration de la continuité écologique, ainsi que l'a montré l'enquête auprès des préfets, et ce indépendamment des projets que peuvent avoir ou non les propriétaires de remettre en service leurs seuils pour une éventuelle production hydroélectrique"). Eu égard aux contestations déjà fortes que soulève la continuité écologique, relevées par le CGEDD comme un problème pour la politique publique de l'eau, nous trouvons assez peu responsable de mettre en avant une mesure qui ne manquera pas de susciter une levée immédiate de bouclier. Le monde des moulins attache une importance symbolique et juridique forte au droit d'eau fondé en titre et une mesure visant à le supprimer ferait l'objet d'un nouveau cycle de contentieux juridiques, tant pour faire annuler ladite mesure que pour empêcher ensuite, par d'autres moyens de droit, la suppression concrète des ouvrages. Car un effacement peut se contester de bien d'autres manières que par le droit d'eau.
Un moulin sans usage aujourd'hui n'est pas un moulin sans usage demain, le droit d'eau permet la restauration - Les enquêteurs du CGEDD auraient gagné à demander des photos anciennes des moulins qu'ils ont visités lors de leurs travaux. Ils auraient découvert que bien souvent, les gens achètent des moulins à demi-ruinés, ayant perdu tout usage énergétique, souvent habités par des personnes âgées qui ont connu l'usage ancien, mais ne l'ont pas poursuivi. Et pourtant, après rachat ces moulins sont restaurés, parfois leur production d'énergie est relancée. C'est possible grâce à la persistance du droit d'eau, sans lequel les organes hydrauliques auraient été détruits et le moulin serait redevenu une simple maison en zone inondable, sans intérêt patrimonial et sans potentiel énergétique. Donc demander la casse automatique des droits d'eau, c'est faire disparaître toutes les opportunités de restauration, réduisant les moulins à un nombre limité de sites d'ores et déjà équipés. Nous ne voulons pas cet appauvrissement, alors que tant de gens, y compris de nationalités étrangères, retapent aujourd'hui le patrimoine avec passion.
Le sens du droit d'eau a évolué avec les usages des moulins - Le droit d'eau a souvent perdu sa vocation énergétique d'origine, puisque (trop) peu de moulins produisent aujourd'hui. Mais comme le relèvent eux-mêmes les rapporteurs du CGEDD, les moulins ont gagné avec le temps d'autres usages et valeurs (agrément, paysage, patrimoine, parfois biodiversité) qu'il s'agit de prendre en considération. Ainsi, des personnes qui ont beaucoup investi dans leur moulin mais qui pour autant n'en utilisent pas l'énergie pourraient se voir demain obligées de détruire les organes hydrauliques d'un site et de vider les biefs au prétexte que leur droit d'eau disparaît : est-ce ainsi que l'on récompensera leurs efforts et leur soutien à l'activité locale? Il est assez incohérent de demander d'un côté la prise en considération du patrimoine hydraulique et de proposer d'un autre côté une mesure de nature à faciliter la destruction de ce patrimoine hydraulique par une administration de l'eau ayant déjà amplement démontré son désintérêt complet pour la question et sa volonté de détruire au nom de la "renaturation".
L'administration a déjà tout pouvoir pour amender voire supprimer les droits d'eau en l'état du droit - La recommandation du CGEDD est surtout une mauvaise réponse à un faux problème, et nous publions en ce sens l'extrait du rapport du Conseil d'Etat de 2010 à propos de la question des droits d'eau fondés en titre. Quand un ouvrage pose un problème grave (pour l'écologie, la sécurité, la salubrité), l'administration peut d'ores et déjà prendre toute prescription complémentaire pour amender le droit d'eau, voire si nécessaire le supprimer. Mais elle doit évidemment le motiver — ce qui est une saine protection contre l'arbitraire eu égard aux nombreux enjeux de riveraineté attachés à l'existence des écoulements et des berges à leur niveau d'équilibre actuel. De la même manière, au regard de la loi et de la jurisprudence, un ouvrage en état de ruine ou un ouvrage dont les éléments essentiels à l'usage de la force motrice ont totalement disparu perd son droit d'eau fondé en titre. Il n'y a donc aucun motif sérieux à modifier ce régime juridique des fondés en titre… ce qui rend encore plus suspecte la mesure proposée de cacher ses intentions véritables, à savoir un futur effacement à la chaîne des moulins déchus de leur droit d'eau.
Conseil d'Etat :
Le faux problème des établissements fondés en titre
Dans ce registre des droits de propriété, les établissements fondés en titre posent une autre difficulté juridique, qui est largement surestimée par l’administration, car la jurisprudence administrative et la loi permettent de la surmonter.
Survivance historique, ils signalent à leur manière la prépondérance du droit d’usage dans le droit de l’eau. Consentis d’une part sur les cours d’eau appartenant au domaine public avant l’intervention de l’édit de Moulins (cf. annexe 5), lors des ventes de biens nationaux sous la Révolution ou depuis 1790 par le législateur lui-même – le principe de l’inaliénabilité ne lui étant pas opposable – aux « usiniers » à une époque où l’électricité n’était pas encore distribuée aux portes des établissements industriels par un réseau national, d’autre part sur les cours d’eau non domaniaux avant l’abolition des privilèges et droits féodaux par le décret du 11 août 1789 et l’instruction législative des 12-20 août 1790 (CE, 1er février 1855, Compagnie du canal de jonction de la Sambre à l’Oise c/ Pruvost et consorts, rec. p. 100 ; CE, 5 décembre 1947, Sieur Mounier, rec. p. 457) ou par suite de vente de ces biens, ils constatent légalement des droits privatifs d’usage et non de propriété sur les cours d’eau domaniaux ou non domaniaux, l’évolution juridique de leur statut étant indifférente (CE, 9 mars 1928, Suderies, rec. p. 342). Leur effet principal est de mettre leurs titulaires à l’abri de la précarité qui caractérise l’occupation du domaine public (imprescriptibilité et inaliénabilité de ce domaine) ou des revendications que les autres utilisateurs de la ressource pourraient faire valoir sur les cours d’eau non domaniaux au titre des usages locaux ou des règlements d’eau et de les dispenser de solliciter une autorisation de prélèvement au titre de la police de l’eau. L’ordonnance no 2005-805 du 18 juillet 2005 (art. L. 214-6 II du code de l’environnement) a d’ailleurs consacré leur assimilation à des autorisations ou déclarations susceptibles de faire l’objet d’arrêtés complémentaires.
Aujourd’hui, c’est leur état d’abandon qui constitue la préoccupation publique principale, une préoccupation qui est en outre aiguillonnée par les défenseurs de l’environnement et de la biodiversité attachés à l’effacement de tous les obstacles à la libre circulation dans les cours d’eau.
La loi et le droit administratif apportent déjà une réponse à de telles situations. Les ouvrages installés sur les cours d’eau domaniaux peuvent en effet faire l’objet de demandes unilatérales de modifications ou de suppression à l’initiative de l’administration mais celle-ci doit alors indemniser le permissionnaire dans la stricte limite du débit autorisé par le titre. Les ouvrages installés sur les cours d’eau non domaniaux doivent de même faire l’objet d’une demande d’autorisation lorsque le bénéficiaire veut augmenter la capacité de l’installation fondée en titre au-delà de la puissance brute initiale ou la transformer en pro- fondeur. Ces autorisations peuvent également, depuis la loi du 8 avril 1898 (art. 14 et 45) comme auparavant (CE, 8 août 1892, Danto, rec. p. 706), être modifiées, réglementées ou supprimées unilatéralement par l’administration (CE, 29 janvier 1936, Sieur Loury, rec. p. 132), avec (CE, 28 mars 1928, Potel, rec. p. 464; CE, 2 juin 1978, Époux Chatillon, Leb. t. p. 815) ou sans indemnité dans l’intérêt de la salubrité publique796, laquelle inclut la protection de la nature, selon les dispositions qui figuraient autrefois au code rural (art. 107 et 109797). Le titre prend également n si l’ouvrage tombe en ruine ou a changé de destination mais pas en cas d’absence d’entretien de l’installation798.
Si l’administration ne dispose pas toujours des éléments permettant de vérifier l’étendue des droits du titulaire ou la conformité de la situation présente de l’ouvrage au titre d’origine, c’est une question de moyens d’information – une de plus – relative au système d’information sur l’eau et de moyens de suivi des titres ou des autorisations accordées et non pas une question juridique.
L’administration dispose ainsi de plusieurs solutions juridiques pour surmonter les difficultés qu’elle est susceptible de rencontrer : contrôler la conformité de l’installation au titre d’origine; constater sa ruine ou son changement de destination et en tirer les conséquences; modifier ou supprimer unilatéralement l’ouvrage avec indemnisation lorsque celle-ci est prévue ; racheter le titre.
Les mettre en œuvre suppose simplement que l’État y consacre les moyens humains et budgétaires nécessaires, ce qui constitue la véritable difficulté, déjà rencontrée à maintes reprises, car il s’agit ici non pas d’appliquer un texte général à toutes les situations – c’est une des définitions de la loi – mais de faire un délicat travail d’archive au cas par cas. Gérer les conséquences de la complexité juridique et de l’empilement des régimes dérogatoires en matière d’allocation des droits de propriété et d’usage de l’eau présente un coût très élevé pour la puissance publique : elle ne peut pas sans incohérence d’un côté les accroître en permanence – notamment pour ne pas s’attaquer de front à cette allocation – et de l’autre refuser à l’administration les moyens matériels et humains de la gérer au quotidien.
Source : Conseil d'Etat (2010), L'eau et son droit, 582 pages
Post scriptum : sur la question du coût de gestion des droits d'eau fondés en titre, mise en avant par le Conseil d'Etat dans ce rapport de 2010 et par le CGEDD en 2017, on attend des données autres que vagues. Combien de temps au juste une DDT-M consacre-t-elle aux autorisations des ouvrages hydrauliques par rapport à ses autres missions dans le domaine de l'eau? Comment se répartissent les interventions à ce sujet (pour quels motifs l'administration intervient-elle, avec quelle fréquence, sur combien d'ouvrages par an)? Il est certain qu'une suppression totale des ouvrages ferait faire des économies de surveillance à la puissance publique, mais il est assez désolant que cet argument platement utilitaire (et non chiffré) serve à justifier la destruction du patrimoine culturel. Nous suggérons à cette puissance publique d'autres méthodes à cette fin, par exemple cesser d'empiler les normes et les surtranspositions du droit environnemental européen alors même qu'elle n'est pas disposée à mettre des moyens humains et financiers derrière ses ambitions légales et réglementaires, ne parvenant déjà pas à assumer correctement le minimum demandé par les directives européennes. Quand les riverains voient les centaines de millions d'euros dépensés à des chantiers de restauration physique dont on ne garantit même pas la réalité du bénéfice écologique, avec une armée d'agents administratifs ou territoriaux pour accompagner ces mesures à l'utilité douteuse, l'argument des restrictions de dépense publique paraît légèrement déplacé, sinon obscène...
Illustration : l'ouvrage du moulin de la scierie à Genay (rivière Armançon). Après une campagne de pression sur les obligations de la continuité écologique et l'absence de financement autre que pour l'effacement, le propriétaire de ce moulin a pris peur et a préféré abandonner son droit d'eau fondé en titre. Problème : tout le village s'est levé contre la disparition du très joli site et du plan d'eau qui est l'une des principales attractions en été. Arrêtons de faire croire que la continuité écologique est entravée par les droits d'eau : elle est bloquée par son impopularité, par son incapacité à garantir des gains écologiques significatifs et par une perte de services rendus par les écosystèmes dans bien des cas.
Le rapport du CGEDD sur la continuité écologique propose de mettre à l'étude le principe de suppression automatique du droit d'eau fondé en titre : "Instaurer une procédure de déchéance des droits fondés en titre qui ne seraient pas utilisés à compter d'un certain délai, par exemple le second délai de cinq ans après publication des classements des cours d'eau, et rendre ces droits non transmissibles."
Petit rappel juridique : le droit d'eau fondé en titre est un droit privatif d'usage, assimilé à un droit réel immobilier, permettant à tout moulin ou étang existant avant 1790 sur une rivière non domaniale (avant 1566 sur une rivière domaniale) de dériver ou stocker l'eau sans avoir à demander de nouvelle autorisation administrative. C'est l'existence d'un génie civil hydraulique encore en place qui suffit à garantir ce droit d'eau fondé en titre. Par extension, les moulins et usines à eau d'une puissance de moins de 150 kW et réglementés avant 1919 bénéficient eux aussi d'une autorisation administrative ne demandant pas à être renouvelée (droit d'eau fondés sur titre).
Nous pensons que la suppression automatique des fondés en titre ou sur titre est une mauvaise recommandation pour les raisons suivantes.
L'administration veut s'arroger un droit de casser, au risque de rompre tout dialogue avec les moulins - La principale raison de faire disparaître le droit d'eau est, de l'aveu même du CGEDD, de lever une complication empêchant l'effacement des ouvrages hydrauliques anciens ("leur existence est à la source de blocages sur l'ensemble des opérations de restauration de la continuité écologique, ainsi que l'a montré l'enquête auprès des préfets, et ce indépendamment des projets que peuvent avoir ou non les propriétaires de remettre en service leurs seuils pour une éventuelle production hydroélectrique"). Eu égard aux contestations déjà fortes que soulève la continuité écologique, relevées par le CGEDD comme un problème pour la politique publique de l'eau, nous trouvons assez peu responsable de mettre en avant une mesure qui ne manquera pas de susciter une levée immédiate de bouclier. Le monde des moulins attache une importance symbolique et juridique forte au droit d'eau fondé en titre et une mesure visant à le supprimer ferait l'objet d'un nouveau cycle de contentieux juridiques, tant pour faire annuler ladite mesure que pour empêcher ensuite, par d'autres moyens de droit, la suppression concrète des ouvrages. Car un effacement peut se contester de bien d'autres manières que par le droit d'eau.
Un moulin sans usage aujourd'hui n'est pas un moulin sans usage demain, le droit d'eau permet la restauration - Les enquêteurs du CGEDD auraient gagné à demander des photos anciennes des moulins qu'ils ont visités lors de leurs travaux. Ils auraient découvert que bien souvent, les gens achètent des moulins à demi-ruinés, ayant perdu tout usage énergétique, souvent habités par des personnes âgées qui ont connu l'usage ancien, mais ne l'ont pas poursuivi. Et pourtant, après rachat ces moulins sont restaurés, parfois leur production d'énergie est relancée. C'est possible grâce à la persistance du droit d'eau, sans lequel les organes hydrauliques auraient été détruits et le moulin serait redevenu une simple maison en zone inondable, sans intérêt patrimonial et sans potentiel énergétique. Donc demander la casse automatique des droits d'eau, c'est faire disparaître toutes les opportunités de restauration, réduisant les moulins à un nombre limité de sites d'ores et déjà équipés. Nous ne voulons pas cet appauvrissement, alors que tant de gens, y compris de nationalités étrangères, retapent aujourd'hui le patrimoine avec passion.
Le sens du droit d'eau a évolué avec les usages des moulins - Le droit d'eau a souvent perdu sa vocation énergétique d'origine, puisque (trop) peu de moulins produisent aujourd'hui. Mais comme le relèvent eux-mêmes les rapporteurs du CGEDD, les moulins ont gagné avec le temps d'autres usages et valeurs (agrément, paysage, patrimoine, parfois biodiversité) qu'il s'agit de prendre en considération. Ainsi, des personnes qui ont beaucoup investi dans leur moulin mais qui pour autant n'en utilisent pas l'énergie pourraient se voir demain obligées de détruire les organes hydrauliques d'un site et de vider les biefs au prétexte que leur droit d'eau disparaît : est-ce ainsi que l'on récompensera leurs efforts et leur soutien à l'activité locale? Il est assez incohérent de demander d'un côté la prise en considération du patrimoine hydraulique et de proposer d'un autre côté une mesure de nature à faciliter la destruction de ce patrimoine hydraulique par une administration de l'eau ayant déjà amplement démontré son désintérêt complet pour la question et sa volonté de détruire au nom de la "renaturation".
L'administration a déjà tout pouvoir pour amender voire supprimer les droits d'eau en l'état du droit - La recommandation du CGEDD est surtout une mauvaise réponse à un faux problème, et nous publions en ce sens l'extrait du rapport du Conseil d'Etat de 2010 à propos de la question des droits d'eau fondés en titre. Quand un ouvrage pose un problème grave (pour l'écologie, la sécurité, la salubrité), l'administration peut d'ores et déjà prendre toute prescription complémentaire pour amender le droit d'eau, voire si nécessaire le supprimer. Mais elle doit évidemment le motiver — ce qui est une saine protection contre l'arbitraire eu égard aux nombreux enjeux de riveraineté attachés à l'existence des écoulements et des berges à leur niveau d'équilibre actuel. De la même manière, au regard de la loi et de la jurisprudence, un ouvrage en état de ruine ou un ouvrage dont les éléments essentiels à l'usage de la force motrice ont totalement disparu perd son droit d'eau fondé en titre. Il n'y a donc aucun motif sérieux à modifier ce régime juridique des fondés en titre… ce qui rend encore plus suspecte la mesure proposée de cacher ses intentions véritables, à savoir un futur effacement à la chaîne des moulins déchus de leur droit d'eau.
Conseil d'Etat :
Le faux problème des établissements fondés en titre
Dans ce registre des droits de propriété, les établissements fondés en titre posent une autre difficulté juridique, qui est largement surestimée par l’administration, car la jurisprudence administrative et la loi permettent de la surmonter.
Survivance historique, ils signalent à leur manière la prépondérance du droit d’usage dans le droit de l’eau. Consentis d’une part sur les cours d’eau appartenant au domaine public avant l’intervention de l’édit de Moulins (cf. annexe 5), lors des ventes de biens nationaux sous la Révolution ou depuis 1790 par le législateur lui-même – le principe de l’inaliénabilité ne lui étant pas opposable – aux « usiniers » à une époque où l’électricité n’était pas encore distribuée aux portes des établissements industriels par un réseau national, d’autre part sur les cours d’eau non domaniaux avant l’abolition des privilèges et droits féodaux par le décret du 11 août 1789 et l’instruction législative des 12-20 août 1790 (CE, 1er février 1855, Compagnie du canal de jonction de la Sambre à l’Oise c/ Pruvost et consorts, rec. p. 100 ; CE, 5 décembre 1947, Sieur Mounier, rec. p. 457) ou par suite de vente de ces biens, ils constatent légalement des droits privatifs d’usage et non de propriété sur les cours d’eau domaniaux ou non domaniaux, l’évolution juridique de leur statut étant indifférente (CE, 9 mars 1928, Suderies, rec. p. 342). Leur effet principal est de mettre leurs titulaires à l’abri de la précarité qui caractérise l’occupation du domaine public (imprescriptibilité et inaliénabilité de ce domaine) ou des revendications que les autres utilisateurs de la ressource pourraient faire valoir sur les cours d’eau non domaniaux au titre des usages locaux ou des règlements d’eau et de les dispenser de solliciter une autorisation de prélèvement au titre de la police de l’eau. L’ordonnance no 2005-805 du 18 juillet 2005 (art. L. 214-6 II du code de l’environnement) a d’ailleurs consacré leur assimilation à des autorisations ou déclarations susceptibles de faire l’objet d’arrêtés complémentaires.
Aujourd’hui, c’est leur état d’abandon qui constitue la préoccupation publique principale, une préoccupation qui est en outre aiguillonnée par les défenseurs de l’environnement et de la biodiversité attachés à l’effacement de tous les obstacles à la libre circulation dans les cours d’eau.
La loi et le droit administratif apportent déjà une réponse à de telles situations. Les ouvrages installés sur les cours d’eau domaniaux peuvent en effet faire l’objet de demandes unilatérales de modifications ou de suppression à l’initiative de l’administration mais celle-ci doit alors indemniser le permissionnaire dans la stricte limite du débit autorisé par le titre. Les ouvrages installés sur les cours d’eau non domaniaux doivent de même faire l’objet d’une demande d’autorisation lorsque le bénéficiaire veut augmenter la capacité de l’installation fondée en titre au-delà de la puissance brute initiale ou la transformer en pro- fondeur. Ces autorisations peuvent également, depuis la loi du 8 avril 1898 (art. 14 et 45) comme auparavant (CE, 8 août 1892, Danto, rec. p. 706), être modifiées, réglementées ou supprimées unilatéralement par l’administration (CE, 29 janvier 1936, Sieur Loury, rec. p. 132), avec (CE, 28 mars 1928, Potel, rec. p. 464; CE, 2 juin 1978, Époux Chatillon, Leb. t. p. 815) ou sans indemnité dans l’intérêt de la salubrité publique796, laquelle inclut la protection de la nature, selon les dispositions qui figuraient autrefois au code rural (art. 107 et 109797). Le titre prend également n si l’ouvrage tombe en ruine ou a changé de destination mais pas en cas d’absence d’entretien de l’installation798.
Si l’administration ne dispose pas toujours des éléments permettant de vérifier l’étendue des droits du titulaire ou la conformité de la situation présente de l’ouvrage au titre d’origine, c’est une question de moyens d’information – une de plus – relative au système d’information sur l’eau et de moyens de suivi des titres ou des autorisations accordées et non pas une question juridique.
L’administration dispose ainsi de plusieurs solutions juridiques pour surmonter les difficultés qu’elle est susceptible de rencontrer : contrôler la conformité de l’installation au titre d’origine; constater sa ruine ou son changement de destination et en tirer les conséquences; modifier ou supprimer unilatéralement l’ouvrage avec indemnisation lorsque celle-ci est prévue ; racheter le titre.
Les mettre en œuvre suppose simplement que l’État y consacre les moyens humains et budgétaires nécessaires, ce qui constitue la véritable difficulté, déjà rencontrée à maintes reprises, car il s’agit ici non pas d’appliquer un texte général à toutes les situations – c’est une des définitions de la loi – mais de faire un délicat travail d’archive au cas par cas. Gérer les conséquences de la complexité juridique et de l’empilement des régimes dérogatoires en matière d’allocation des droits de propriété et d’usage de l’eau présente un coût très élevé pour la puissance publique : elle ne peut pas sans incohérence d’un côté les accroître en permanence – notamment pour ne pas s’attaquer de front à cette allocation – et de l’autre refuser à l’administration les moyens matériels et humains de la gérer au quotidien.
Source : Conseil d'Etat (2010), L'eau et son droit, 582 pages
Post scriptum : sur la question du coût de gestion des droits d'eau fondés en titre, mise en avant par le Conseil d'Etat dans ce rapport de 2010 et par le CGEDD en 2017, on attend des données autres que vagues. Combien de temps au juste une DDT-M consacre-t-elle aux autorisations des ouvrages hydrauliques par rapport à ses autres missions dans le domaine de l'eau? Comment se répartissent les interventions à ce sujet (pour quels motifs l'administration intervient-elle, avec quelle fréquence, sur combien d'ouvrages par an)? Il est certain qu'une suppression totale des ouvrages ferait faire des économies de surveillance à la puissance publique, mais il est assez désolant que cet argument platement utilitaire (et non chiffré) serve à justifier la destruction du patrimoine culturel. Nous suggérons à cette puissance publique d'autres méthodes à cette fin, par exemple cesser d'empiler les normes et les surtranspositions du droit environnemental européen alors même qu'elle n'est pas disposée à mettre des moyens humains et financiers derrière ses ambitions légales et réglementaires, ne parvenant déjà pas à assumer correctement le minimum demandé par les directives européennes. Quand les riverains voient les centaines de millions d'euros dépensés à des chantiers de restauration physique dont on ne garantit même pas la réalité du bénéfice écologique, avec une armée d'agents administratifs ou territoriaux pour accompagner ces mesures à l'utilité douteuse, l'argument des restrictions de dépense publique paraît légèrement déplacé, sinon obscène...
Illustration : l'ouvrage du moulin de la scierie à Genay (rivière Armançon). Après une campagne de pression sur les obligations de la continuité écologique et l'absence de financement autre que pour l'effacement, le propriétaire de ce moulin a pris peur et a préféré abandonner son droit d'eau fondé en titre. Problème : tout le village s'est levé contre la disparition du très joli site et du plan d'eau qui est l'une des principales attractions en été. Arrêtons de faire croire que la continuité écologique est entravée par les droits d'eau : elle est bloquée par son impopularité, par son incapacité à garantir des gains écologiques significatifs et par une perte de services rendus par les écosystèmes dans bien des cas.