Nous avons à plusieurs reprises déjà croisé les travaux de Laurent Lespez (Université de Paris Est-Créteil, département de géographie), Marie-Anne Germaine (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, Mosaïques UMR Laboratoire Architecture Ville Urbanisme) et Régis Barraud (Université de Poitiers, Laboratoire Ruralités), trois chercheurs qui analysent notamment les représentations sociales et les enjeux de pouvoir à l'oeuvre dans le devenir des rivières. Leur dernier article montre comment les projets d'aménagement se légitiment désormais par des analyses de "services écosystémiques" dont la mise en oeuvre est pour le moins difficile : biais manifestes dans la sélection des éléments à valoriser et dans l'objectivation de leur valeur, faible intégration des acteurs locaux, pouvoir de l'expert qui passe trop vite de la connaissance à la norme, méconnaissance du caractère hybride des rivières et de la "socio-nature", c'est-à-dire la co-évolution intrinsèque des sociétés et des milieux. Au final, un pouvoir produit toujours le discours de sa légitimité... discours que des contre-pouvoirs déconstruisent. Extraits de ce riche article et discussion.
L'approche par services écosystémiques, enfant de l'intervention publique -"Le renforcement récent de la législation (Directive cadre sur l’Eau (DCE) en 2000 ; la Loi sur Eau et les Milieux aquatiques (LEMA) en 2006 et la définition des Trames verte et bleue par le Grenelle de l’environnement en 2009) témoigne du renforcement des approches environnementalistes et d’une évolution plus interventionniste de la puissance publique et se traduit, par exemple, par la multiplication des opérations de restauration écologique (Germaine et Barraud, 2013a ; Lespez et al., 2015). Nous posons l’hypothèse que cette évolution accompagnée de la montée en puissance des évaluations économiques (Salvetti, 2013), et notamment des approches par les services écosystémiques (SE), favorise l’émergence d’un nouveau paradigme de gestion des rivières."
Changement de paradigme, montée de l'expertise en hydro-écologie et hydromorphologie -"la loi sur l’eau de 1992 et le développement de la gestion intégrée des eaux par bassin sont le symbole d’un changement de paradigme. Cette loi impose un cadre de gestion qui correspond à la dimension biophysique des systèmes et à la reconnaissance de leur complexité qui nécessite des cadres de délibération spécifiques pour définir l’intérêt général (SDAGE et SAGE). Progressivement, la qualité de l’environnement tient lieu de principe majeur dans la définition de l’intérêt général légitimant une approche plus interventionniste de la puissance publique. Elle se traduit par un projet enraciné dans le présent, mais dans lequel sont ressuscitées une historicité et une naturalité plus ou moins réinventées (Haghe, 2010). Elle s’appuie sur l’émergence des agences de bassin comme outil financier et politique principal de la conduite du projet de gestion de la rivière aménagée. Parallèlement, le renouvellement de l’expertise institutionnelle (ONEMA, Institut National de Recherche en Sciences et Technologies pour l’Environnement et l’Agriculture, IRSTEA) ou associative (fédérations de pêche) marque le basculement d’une approche hydraulicienne pure à une approche écologique. Le processus n’est d’ailleurs pas achevé et a suivi des spécialisations et des chemins d’organisation des savoirs variés. Par exemple, l’expertise du Conseil Supérieur de la Pêche (CSP), d’abord centrée sur les savoirs halieutiques, a connu un premier tropisme hydro-biologique, désormais nuancé par la mise en avant de l’hydromorphologie. Couplés à la « continuité écologique », les principes de gestion physique des cours d’eau constituent depuis la mise en œuvre de la DCE le nouvel ancrage de l’expertise qui demeure polarisée par une approche piscicole de la qualité des cours d’eau."
Le lieu d'étude, chevelu des rivières non domaniales de l'Ouest de la France, marqué par des siècles d'aménagement hydraulique - "Il s'agit pour les auteurs d'"appréhender les enjeux liés à l’émergence de ce nouveau paradigme de gestion des cours d’eau à partir de l’exemple des rivières ordinaires de l’ouest de la France. Celles-ci sont définies comme les cours d’eau non domaniaux, essentiellement soumis au droit privé de propriété, qui constituent l’essentiel du chevelu hydrographique dans l’ouest de la France. Insérées dans des espaces ruraux à l’écart des grands foyers urbains, elles proposent des environnements communs à l’ensemble des petits cours d’eau de la façade Atlantique européenne. Les hydrosystèmes concernés sont de petite ou moyenne dimensions (ordre inférieur à 6 selon la classification de Strahler) et possèdent une faible énergie. Même si beaucoup des cours d’eau étudiés sont des fleuves côtiers, nous n’évoquerons pas leurs parties estuariennes qui sont soumises à d’autres enjeux de gestion. Enfin, ces rivières partagent une matrice d’aménagement hydraulique héritée liée à la présence des moulins à eau. Il s’agit de proposer une réflexion sur l’évaluation par les SE et de la mettre en relation avec les rapports de force à l’œuvre dans le domaine de la gestion des cours d’eau."
L'oubli du caractère hybride des cours d'eau et de la "socio-nature"- "La décomposition (en composantes biotique, abiotique et socio-économique) issue des approches écologique et économique qui ont construit le protocole d’évaluation et qui sont transposées au cours d’eau (…) ne nous semble opérationnelle ni sur le plan scientifique, ni sur le plan technique, ni sur le plan pédagogique. En effet, les cours d’eau sont bien le support de flux biophysiques, mais les conditions de leur fonctionnement ont été depuis longtemps façonnées par les sociétés. Ainsi la plupart des cours d’eau ne sont pas « soumis à l’influence humaine » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 113), ils ne sont pas non plus le résultat d’interactions complexes entre sociétés et processus biophysiques, mais le fruit de leur hybridation complète (Latour, 1991) dans une histoire de longue durée qui montre que l’Anthropocène des cours d’eau ordinaires a débuté bien avant la révolution industrielle (Lespez et al., 2013 ; 2015). Il n’y a pas non plus de capital « naturel », mais des milieux hérités qui constituent un capital où l’écologique et le culturel sont indissociables, c’est-à-dire un capital « hybride » ou des fragments de socio-nature (Swyngedouw, 1999). Les rivières ordinaires de l’ouest de la France sont des infrastructures que l’on peut sans doute qualifier d’ « anthroposystème » (Lévêque et al., 2003 ; Armani, 2006). L’hybridation de la nature (Latour, 1991) et la naturalisation de nos artifices (Larrère et Larrère, 1997) n’ont pas été vraiment encore intégrées dans le champ opératoire et de ce point de vue, l’évaluation par les SE telle qu’elle est envisagée actuellement ne modifie pas les choses. Il faudrait pour cela qu’elle modifie sa base conceptuelle pour tenir compte de l’ontologie des milieux contemporains dont les rivières ordinaires sont un exemple parmi d’autres."
Biais d'évaluation économique (1), exemple de l'hydro-électricité en Léon-Trégor -"Alors qu’une étude de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne (2007) avait conclu à la faiblesse du potentiel du SAGE Léon-Trégor dans les Côtes-d'Armor (637 kWh de potentiel productible, soit l’équivalent de la consommation d’une ville de 1 500 habitants sur un territoire qui en comptait alors 113 140), sous la pression des propriétaires d’ouvrages une nouvelle expertise a été commandée par Lannion Trégor Communauté en partenariat avec l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie en 2014 dans le contexte d’application de la DCE, mais aussi de l’adoption d’un Plan Climat Énergie Territorial. Sur un peu plus de 150 ouvrages existants, l’étude conclut à un potentiel théoriquement mobilisable de 2 660 MWh/an. Sous la pression des structures responsables de la gestion de l’eau, ce potentiel a été revu en fonction de la consistance légale des ouvrages (c’est-à-dire en tenant compte du droit de dérivation actuel) : 45 % des ouvrages sont mobilisables sous conditions strictes, tous situés sur le Léguer, ce qui représente un potentiel de 1 200 MWh/an. (…) Même si les méthodes ont fait l’objet d’une harmonisation (MEDDE, 2013), l’interprétation des résultats demeure encore sujette à controverse. Les mêmes valeurs sont considérées par les uns comme la preuve du caractère anecdotique de l’énergie produite par ces ouvrages et par les autres comme la raison suffisante pour justifier leur maintien : ils produisent peu, mais dans des lieux isolés qu’ils peuvent rendre autosuffisants énergétiquement et s’appuient sur des droits ancestraux qui sont un héritage personnel, mais aussi envisagé comme ayant une portée culturelle."
Biais d'évaluation économique (2), exemple de la pêche sur la Touques -"L’ambitieux programme de restauration de la rivière Touques en Basse-Normandie n’aurait peut-être pas été mis en œuvre dans les années 1990 si les élus n’avaient pas eu en tête les retombées économiques espérées du tourisme halieutique (Germaine, 2011). La remontée des truites de mer a en effet été envisagée comme un levier pour promouvoir la pêche sportive et générer des bénéfices qui devaient même alimenter à terme l’entretien des berges de la rivière. Le programme mené entre 1994 et la fin des années 2000 a consisté à araser, à abaisser ou ouvrir 33 ouvrages en travers, à équiper 38 autres, et à restaurer un linéaire d’une centaine de kilomètres de rives. C’est une réussite indéniable sur le plan piscicole comme en témoigne l’ouverture de 140 km de cours d’eau (contre 24 seulement en 1978) aux poissons et l’augmentation du stock de truites de mer de 1 400 en 2000 à près de 7 000 en 2008. L’annonce de retombées de la pêche estimées à 762 245 €/an (Bonnieux et Vermersch, 1993) puis à 1 562 775 €/an (Bonnieux, 2000) a sans doute constitué un puissant moteur pour encourager les élus vers des programmes ambitieux de restauration. Cependant, si le nombre de cartes de pêche vendues et la fréquentation ont augmenté, ces chiffres n’ont jamais été atteints : en 2003, les bénéfices liés à l’activité pêche étaient estimés à 110 000 € par l’association PARAGES responsable de ce programme (Germaine, 2011). Basées sur la méthode des transferts de bénéfices utilisée à partir d’exemples nord-américains ou scandinaves (Salanié et al., 2004 ; Le Goffe et Salanié, 2004), dont les résultats sont peu transposables en l’état aux rivières de l’ouest de la France, les expertises économiques ont donc surévalué les bénéfices liés à la restauration de l’hydrosystème provoquant la défiance des élus et des institutions partenaires qui se sont retirés de l’association."
Des méthodologies loin d'être stabilisées, une inclusion problématique des acteurs concernés - "L’évaluation monétaire des services marchands repose en réalité sur des choix de valeurs à discuter qui révèlent l’existence de visions divergentes de certains services ou usages. Elle renvoie à la nécessité de bien identifier en amont les bénéficiaires des dits services qu’on entend évaluer, ce qui est rarement fait par les bureaux d’études, mais qui sera l’enjeu de la plupart des discussions avec les acteurs concernés. Comme l’ont montré les expériences conduites sur la Vire ou le Léguer, loin de faciliter les choix d’aménagement ou de désaménagement, elle suppose de reporter la concertation dès la phase de diagnostic si l’on souhaite une vision la plus partagée possible de la définition de la valeur qui servira de support à la décision. (…) La multiplication des dossiers environnementaux à traiter et surtout la complexité des études économiques à conduire dans le cadre des SE est problématique, car « les protocoles d’évaluation des services écologiques sont encore loin d’être stabilisés tant au plan scientifique qu’opérationnel » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 42) et que nos connaissances sur le fonctionnement des systèmes fluviaux concernés demeurent encore insuffisantes. Cette situation est d’autant plus délicate que la fixation de la valeur des activités récréatives par les méthodes des évaluations contingentes est difficile et demande des enquêtes spécifiques pour lesquelles les bureaux d’études, souvent généralistes, qui interviennent sur les cours d’eau et les zones humides ordinaires n’ont pas encore développé de compétences. (…) toutes les expériences conduites soulignent la difficulté pratique d’intégrer les riverains et les populations locales dans le processus de co-construction du fait de la multiplicité des intérêts et des agendas professionnels et de problèmes méthodologiques comme l’inégal accès à l’outil informatique de plus en plus utilisé pour les prises de contact ou la conduite de l’enquête"
Quelle évaluation pour les services culturels ? Limites de "l'esthétique verte"- "En pratique, l’évaluation est difficile et pose des questions fondamentales. Nous savons que les paysages de la rivière aménagée sont un mélange de motifs élémentaires (ripisylve, berge, fossé, prairie, mare, etc.) correspondant plus ou moins à des écosystèmes. Mais comme le font remarquer de nombreux chercheurs, il est bien rare que l’activité de contemplation se limite à un objet élémentaire : c’est le plus souvent l’ensemble qui compte aux yeux des riverains (Kirchhoff, 2012). Dès lors, on peut douter que cette activité de contemplation s’appuie seulement sur la dimension visible d’un écosystème. De notre point de vue, elle repose sur l’appréciation d’un héritage hybride, le paysage, fruit d’une réorganisation par les hommes des systèmes fluviaux et de leurs écosystèmes. Selon les méthodes économiques en vigueur, on pourrait sans doute en calculer une valeur, mais il ne nous semble pas, sauf peut-être pour certains écologues informés et sensibilisés à une esthétique verte (Fel, 2009), qu’elle puisse être uniquement attribuée aux écosystèmes."
Le rôle de l'expertise questionné - "Les experts ont souvent beaucoup de mal à sortir d’une vision normative liée à leur représentation de l’inégalité des savoirs et à leur sentiment d’incarner l’intérêt général. Cette inflation du poids d’une expertise « source de normativité décisionnelle » (Lascoumes, 1994) caractérise la prise en charge actuelle de la gestion des cours d’eau étudiés et contribue à limiter les capacités délibératives des acteurs locaux. La critique du pouvoir de l’expert (Callon et al., 2001) devient implicitement ou explicitement un des enjeux des débats. Le rôle, qui pourrait être crucial des gestionnaires de terrain, a bien évolué en même temps que leur nombre a considérablement augmenté. Ils assurent souvent encore un rôle d’intermédiaire entre la sphère nationale et locale. En jouant pour le plus grand nombre un rôle de traducteur de l’expertise environnementale et de l’approche par les SE, ils sont les garants d’une certaine diffusion des savoirs alors que leur connaissance familière des cours d’eau leur permet de faire remonter les savoirs issus du terrain. Mais après avoir bénéficié d’un élargissement de leurs compétences, ils sont de plus en plus écartelés entre des injonctions distantes et quantifiées et les réalités humaines et politiques quotidiennes. La multiplication des projets et de leurs responsabilités alors que se développe une expertise plus standardisée et basée sur la production d’indicateurs fait craindre une dérive bureaucratique (Bouleau et Gramaglia, 2015) qui les éloigne progressivement du terrain et de leur rôle dans la formation de savoirs d’échelle locale."
La démocratie locale pour gérer les rivières ordinaires - "Au bilan, l’approche par les SE est lourde, difficile à réaliser et est rarement utilisée de la sorte (Blancher et al., 2013). Si l’on souhaite s’y engager et ne pas définitivement acter l’hypertrophie de l’expertise et la fin d’une délibération locale, il paraît indispensable que la prescription au nom de l’intérêt général ne fixe pas les calendriers et les objectifs a priori et que l’évaluation associe les acteurs locaux dans la définition des services et des valeurs ou, qu’a minima, soient clairement identifiés les usagers, qui exercent des pressions ou au contraire participent au maintien de la fonctionnalité des écosystèmes, ainsi que les bénéficiaires des services. La démocratie locale pourrait alors retrouver sa place pour gérer des environnements ordinaires aux enjeux écologiques modestes."
Discussion
La rivière est un enjeu de pouvoir et donc un territoire de lutte, aussi lointainement que nos sociétés sédentarisées sont devenues par nécessité des sociétés hydrauliques. Il y a le pouvoir de maîtrise du flot et de son accès en vue des usages (pour l'alimentation, l'irrigation, la navigation, l'énergie, le loisir), puis les luttes de ces usages respectifs dans la délibération et la décision publiques. Cette hydropolitique n'est pas un régime d'exception, simplement l'expression appliquée à la rivière de la diversité des valeurs, des intérêts et des goûts propre aux sociétés humaines. Nous n'attendons pas tous la même chose de la rivière. Nos attentes varient selon les personnes et les groupes, mais aussi et les auteurs le soulignent, ces attentes peuvent varier dans le temps (par exemple qui parlait de l'intérêt de puits carbone il y a 30 ans?) et dans l'espace (une production énergétique négligeable au plan régional ou national l'est-elle encore au plan local?).
Comme le remarquent les trois chercheurs, la notion moderne d'intérêt général a été l'outil normatif de l'Etat pour coordonner et apaiser des intérêts particuliers en conflit potentiel. Mais cet intérêt général a lui-même fluctué dans sa définition et ses orientations sur les rivières – il était (reste parfois) aménageur agricole ou industriel avant de devenir restaurateur écologique depuis peu. A partir du moment où il n'existe pas de consensus a priori parmi les riverains et les usagers, et vu que les rivières forment des réalités territoriales assez diverses selon l'occupation de leurs berges, l'exploitation de leurs cours et l'histoire de leurs vallées, il paraît peu probable que la rhétorique de cet "intérêt général" ou le recours à d'autres notions abstraites surplombantes donne la moindre clef utile pour produire une gestion consensuelle.
Il en va de même pour les concepts issus de l'écologie, puisque derrière l'adhésion de façade sur la "qualité de l'environnement" ou le "bon état de l'eau", on trouve vite des désaccords sur les obligations et contraintes qui en découlent. Plus largement, la réduction à la "rivière-nature" (dite aussi "sauvage", libre", etc.) dans le discours écologique dominant échoue à créer le consensus naïf qu'elle espérait sans doute (puisqu'invoquer la "nature" chez les adeptes de cette vision revient généralement à invoquer un ordre désirable devant lequel la volonté humaine doit plier). La négation des formes hybrides des cours d'eau (outre la rivière-nature, la rivière-société, la rivière-histoire, la rivière-économie, etc.) attise au contraire les conflits symboliques.
Plutôt que de s'échiner à nier les divergences de vue sur la rivière, il faudrait poser la reconnaissance de cette diversité et favoriser son expression dans le cadre du débat démocratique. Nous en sommes loin puisque :
En France, le transfert en cours de la compétence GEMAPI (gestion de l'eau, des milieux aquatiques, de prévention des inondations) à la commune et aux établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre sera l'occasion de reposer ces problèmes.
Référence : Lespez L et al (2016), L’évaluation par les services écosystémiques des rivières ordinaires est-elle durable ?, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, en ligne, hors-série 25, DOI : 10.4000/vertigo.17443
Illustrations : forges d'Aisy-sur-Armançon (en haut), moulin de Saint-Rémy sur la Brenne (en bas). Les aménagements de petite hydraulique, dont l'âge d'or se situe entre le XIe et le XVIIIe siècles, ont structuré les vallées. Après avoir été dépourvus de leur usage premier de production (généralement entre le XIXe siècle et le milieu du XXe siècle), les sites sont réinvestis d'autres significations, souvent patrimoniales et paysagères. Ces lieux de mémoire deviennent lieux de conflit quand un nouvel ordre normatif entreprend de les désigner comme des obstacles à une naturalité idéale, et in fine d'en faire disparaître le plus grand nombre. Il est à noter que ces deux sites ici représentés sont pourvus d'une turbine et produisent encore une énergie à usage local, ce qui est l'exception plutôt que la règle. Pour le moment du moins, mais qui peut préjuger des enjeux énergétiques dans 20, 50 ou 100 ans? La temporalité des ouvrages est multiséculaire, tout comme celle des milieux aquatiques qu'ils modifient. L'action publique, avec ses grilles de résultats à 5 ans, peine à s'adapter à cette réalité.
L'approche par services écosystémiques, enfant de l'intervention publique -"Le renforcement récent de la législation (Directive cadre sur l’Eau (DCE) en 2000 ; la Loi sur Eau et les Milieux aquatiques (LEMA) en 2006 et la définition des Trames verte et bleue par le Grenelle de l’environnement en 2009) témoigne du renforcement des approches environnementalistes et d’une évolution plus interventionniste de la puissance publique et se traduit, par exemple, par la multiplication des opérations de restauration écologique (Germaine et Barraud, 2013a ; Lespez et al., 2015). Nous posons l’hypothèse que cette évolution accompagnée de la montée en puissance des évaluations économiques (Salvetti, 2013), et notamment des approches par les services écosystémiques (SE), favorise l’émergence d’un nouveau paradigme de gestion des rivières."
Changement de paradigme, montée de l'expertise en hydro-écologie et hydromorphologie -"la loi sur l’eau de 1992 et le développement de la gestion intégrée des eaux par bassin sont le symbole d’un changement de paradigme. Cette loi impose un cadre de gestion qui correspond à la dimension biophysique des systèmes et à la reconnaissance de leur complexité qui nécessite des cadres de délibération spécifiques pour définir l’intérêt général (SDAGE et SAGE). Progressivement, la qualité de l’environnement tient lieu de principe majeur dans la définition de l’intérêt général légitimant une approche plus interventionniste de la puissance publique. Elle se traduit par un projet enraciné dans le présent, mais dans lequel sont ressuscitées une historicité et une naturalité plus ou moins réinventées (Haghe, 2010). Elle s’appuie sur l’émergence des agences de bassin comme outil financier et politique principal de la conduite du projet de gestion de la rivière aménagée. Parallèlement, le renouvellement de l’expertise institutionnelle (ONEMA, Institut National de Recherche en Sciences et Technologies pour l’Environnement et l’Agriculture, IRSTEA) ou associative (fédérations de pêche) marque le basculement d’une approche hydraulicienne pure à une approche écologique. Le processus n’est d’ailleurs pas achevé et a suivi des spécialisations et des chemins d’organisation des savoirs variés. Par exemple, l’expertise du Conseil Supérieur de la Pêche (CSP), d’abord centrée sur les savoirs halieutiques, a connu un premier tropisme hydro-biologique, désormais nuancé par la mise en avant de l’hydromorphologie. Couplés à la « continuité écologique », les principes de gestion physique des cours d’eau constituent depuis la mise en œuvre de la DCE le nouvel ancrage de l’expertise qui demeure polarisée par une approche piscicole de la qualité des cours d’eau."
Le lieu d'étude, chevelu des rivières non domaniales de l'Ouest de la France, marqué par des siècles d'aménagement hydraulique - "Il s'agit pour les auteurs d'"appréhender les enjeux liés à l’émergence de ce nouveau paradigme de gestion des cours d’eau à partir de l’exemple des rivières ordinaires de l’ouest de la France. Celles-ci sont définies comme les cours d’eau non domaniaux, essentiellement soumis au droit privé de propriété, qui constituent l’essentiel du chevelu hydrographique dans l’ouest de la France. Insérées dans des espaces ruraux à l’écart des grands foyers urbains, elles proposent des environnements communs à l’ensemble des petits cours d’eau de la façade Atlantique européenne. Les hydrosystèmes concernés sont de petite ou moyenne dimensions (ordre inférieur à 6 selon la classification de Strahler) et possèdent une faible énergie. Même si beaucoup des cours d’eau étudiés sont des fleuves côtiers, nous n’évoquerons pas leurs parties estuariennes qui sont soumises à d’autres enjeux de gestion. Enfin, ces rivières partagent une matrice d’aménagement hydraulique héritée liée à la présence des moulins à eau. Il s’agit de proposer une réflexion sur l’évaluation par les SE et de la mettre en relation avec les rapports de force à l’œuvre dans le domaine de la gestion des cours d’eau."
L'oubli du caractère hybride des cours d'eau et de la "socio-nature"- "La décomposition (en composantes biotique, abiotique et socio-économique) issue des approches écologique et économique qui ont construit le protocole d’évaluation et qui sont transposées au cours d’eau (…) ne nous semble opérationnelle ni sur le plan scientifique, ni sur le plan technique, ni sur le plan pédagogique. En effet, les cours d’eau sont bien le support de flux biophysiques, mais les conditions de leur fonctionnement ont été depuis longtemps façonnées par les sociétés. Ainsi la plupart des cours d’eau ne sont pas « soumis à l’influence humaine » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 113), ils ne sont pas non plus le résultat d’interactions complexes entre sociétés et processus biophysiques, mais le fruit de leur hybridation complète (Latour, 1991) dans une histoire de longue durée qui montre que l’Anthropocène des cours d’eau ordinaires a débuté bien avant la révolution industrielle (Lespez et al., 2013 ; 2015). Il n’y a pas non plus de capital « naturel », mais des milieux hérités qui constituent un capital où l’écologique et le culturel sont indissociables, c’est-à-dire un capital « hybride » ou des fragments de socio-nature (Swyngedouw, 1999). Les rivières ordinaires de l’ouest de la France sont des infrastructures que l’on peut sans doute qualifier d’ « anthroposystème » (Lévêque et al., 2003 ; Armani, 2006). L’hybridation de la nature (Latour, 1991) et la naturalisation de nos artifices (Larrère et Larrère, 1997) n’ont pas été vraiment encore intégrées dans le champ opératoire et de ce point de vue, l’évaluation par les SE telle qu’elle est envisagée actuellement ne modifie pas les choses. Il faudrait pour cela qu’elle modifie sa base conceptuelle pour tenir compte de l’ontologie des milieux contemporains dont les rivières ordinaires sont un exemple parmi d’autres."
Biais d'évaluation économique (1), exemple de l'hydro-électricité en Léon-Trégor -"Alors qu’une étude de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne (2007) avait conclu à la faiblesse du potentiel du SAGE Léon-Trégor dans les Côtes-d'Armor (637 kWh de potentiel productible, soit l’équivalent de la consommation d’une ville de 1 500 habitants sur un territoire qui en comptait alors 113 140), sous la pression des propriétaires d’ouvrages une nouvelle expertise a été commandée par Lannion Trégor Communauté en partenariat avec l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie en 2014 dans le contexte d’application de la DCE, mais aussi de l’adoption d’un Plan Climat Énergie Territorial. Sur un peu plus de 150 ouvrages existants, l’étude conclut à un potentiel théoriquement mobilisable de 2 660 MWh/an. Sous la pression des structures responsables de la gestion de l’eau, ce potentiel a été revu en fonction de la consistance légale des ouvrages (c’est-à-dire en tenant compte du droit de dérivation actuel) : 45 % des ouvrages sont mobilisables sous conditions strictes, tous situés sur le Léguer, ce qui représente un potentiel de 1 200 MWh/an. (…) Même si les méthodes ont fait l’objet d’une harmonisation (MEDDE, 2013), l’interprétation des résultats demeure encore sujette à controverse. Les mêmes valeurs sont considérées par les uns comme la preuve du caractère anecdotique de l’énergie produite par ces ouvrages et par les autres comme la raison suffisante pour justifier leur maintien : ils produisent peu, mais dans des lieux isolés qu’ils peuvent rendre autosuffisants énergétiquement et s’appuient sur des droits ancestraux qui sont un héritage personnel, mais aussi envisagé comme ayant une portée culturelle."
Biais d'évaluation économique (2), exemple de la pêche sur la Touques -"L’ambitieux programme de restauration de la rivière Touques en Basse-Normandie n’aurait peut-être pas été mis en œuvre dans les années 1990 si les élus n’avaient pas eu en tête les retombées économiques espérées du tourisme halieutique (Germaine, 2011). La remontée des truites de mer a en effet été envisagée comme un levier pour promouvoir la pêche sportive et générer des bénéfices qui devaient même alimenter à terme l’entretien des berges de la rivière. Le programme mené entre 1994 et la fin des années 2000 a consisté à araser, à abaisser ou ouvrir 33 ouvrages en travers, à équiper 38 autres, et à restaurer un linéaire d’une centaine de kilomètres de rives. C’est une réussite indéniable sur le plan piscicole comme en témoigne l’ouverture de 140 km de cours d’eau (contre 24 seulement en 1978) aux poissons et l’augmentation du stock de truites de mer de 1 400 en 2000 à près de 7 000 en 2008. L’annonce de retombées de la pêche estimées à 762 245 €/an (Bonnieux et Vermersch, 1993) puis à 1 562 775 €/an (Bonnieux, 2000) a sans doute constitué un puissant moteur pour encourager les élus vers des programmes ambitieux de restauration. Cependant, si le nombre de cartes de pêche vendues et la fréquentation ont augmenté, ces chiffres n’ont jamais été atteints : en 2003, les bénéfices liés à l’activité pêche étaient estimés à 110 000 € par l’association PARAGES responsable de ce programme (Germaine, 2011). Basées sur la méthode des transferts de bénéfices utilisée à partir d’exemples nord-américains ou scandinaves (Salanié et al., 2004 ; Le Goffe et Salanié, 2004), dont les résultats sont peu transposables en l’état aux rivières de l’ouest de la France, les expertises économiques ont donc surévalué les bénéfices liés à la restauration de l’hydrosystème provoquant la défiance des élus et des institutions partenaires qui se sont retirés de l’association."
Des méthodologies loin d'être stabilisées, une inclusion problématique des acteurs concernés - "L’évaluation monétaire des services marchands repose en réalité sur des choix de valeurs à discuter qui révèlent l’existence de visions divergentes de certains services ou usages. Elle renvoie à la nécessité de bien identifier en amont les bénéficiaires des dits services qu’on entend évaluer, ce qui est rarement fait par les bureaux d’études, mais qui sera l’enjeu de la plupart des discussions avec les acteurs concernés. Comme l’ont montré les expériences conduites sur la Vire ou le Léguer, loin de faciliter les choix d’aménagement ou de désaménagement, elle suppose de reporter la concertation dès la phase de diagnostic si l’on souhaite une vision la plus partagée possible de la définition de la valeur qui servira de support à la décision. (…) La multiplication des dossiers environnementaux à traiter et surtout la complexité des études économiques à conduire dans le cadre des SE est problématique, car « les protocoles d’évaluation des services écologiques sont encore loin d’être stabilisés tant au plan scientifique qu’opérationnel » (Amigues et Chevassus-au-Louis, 2011, p. 42) et que nos connaissances sur le fonctionnement des systèmes fluviaux concernés demeurent encore insuffisantes. Cette situation est d’autant plus délicate que la fixation de la valeur des activités récréatives par les méthodes des évaluations contingentes est difficile et demande des enquêtes spécifiques pour lesquelles les bureaux d’études, souvent généralistes, qui interviennent sur les cours d’eau et les zones humides ordinaires n’ont pas encore développé de compétences. (…) toutes les expériences conduites soulignent la difficulté pratique d’intégrer les riverains et les populations locales dans le processus de co-construction du fait de la multiplicité des intérêts et des agendas professionnels et de problèmes méthodologiques comme l’inégal accès à l’outil informatique de plus en plus utilisé pour les prises de contact ou la conduite de l’enquête"
Quelle évaluation pour les services culturels ? Limites de "l'esthétique verte"- "En pratique, l’évaluation est difficile et pose des questions fondamentales. Nous savons que les paysages de la rivière aménagée sont un mélange de motifs élémentaires (ripisylve, berge, fossé, prairie, mare, etc.) correspondant plus ou moins à des écosystèmes. Mais comme le font remarquer de nombreux chercheurs, il est bien rare que l’activité de contemplation se limite à un objet élémentaire : c’est le plus souvent l’ensemble qui compte aux yeux des riverains (Kirchhoff, 2012). Dès lors, on peut douter que cette activité de contemplation s’appuie seulement sur la dimension visible d’un écosystème. De notre point de vue, elle repose sur l’appréciation d’un héritage hybride, le paysage, fruit d’une réorganisation par les hommes des systèmes fluviaux et de leurs écosystèmes. Selon les méthodes économiques en vigueur, on pourrait sans doute en calculer une valeur, mais il ne nous semble pas, sauf peut-être pour certains écologues informés et sensibilisés à une esthétique verte (Fel, 2009), qu’elle puisse être uniquement attribuée aux écosystèmes."
Le rôle de l'expertise questionné - "Les experts ont souvent beaucoup de mal à sortir d’une vision normative liée à leur représentation de l’inégalité des savoirs et à leur sentiment d’incarner l’intérêt général. Cette inflation du poids d’une expertise « source de normativité décisionnelle » (Lascoumes, 1994) caractérise la prise en charge actuelle de la gestion des cours d’eau étudiés et contribue à limiter les capacités délibératives des acteurs locaux. La critique du pouvoir de l’expert (Callon et al., 2001) devient implicitement ou explicitement un des enjeux des débats. Le rôle, qui pourrait être crucial des gestionnaires de terrain, a bien évolué en même temps que leur nombre a considérablement augmenté. Ils assurent souvent encore un rôle d’intermédiaire entre la sphère nationale et locale. En jouant pour le plus grand nombre un rôle de traducteur de l’expertise environnementale et de l’approche par les SE, ils sont les garants d’une certaine diffusion des savoirs alors que leur connaissance familière des cours d’eau leur permet de faire remonter les savoirs issus du terrain. Mais après avoir bénéficié d’un élargissement de leurs compétences, ils sont de plus en plus écartelés entre des injonctions distantes et quantifiées et les réalités humaines et politiques quotidiennes. La multiplication des projets et de leurs responsabilités alors que se développe une expertise plus standardisée et basée sur la production d’indicateurs fait craindre une dérive bureaucratique (Bouleau et Gramaglia, 2015) qui les éloigne progressivement du terrain et de leur rôle dans la formation de savoirs d’échelle locale."
La démocratie locale pour gérer les rivières ordinaires - "Au bilan, l’approche par les SE est lourde, difficile à réaliser et est rarement utilisée de la sorte (Blancher et al., 2013). Si l’on souhaite s’y engager et ne pas définitivement acter l’hypertrophie de l’expertise et la fin d’une délibération locale, il paraît indispensable que la prescription au nom de l’intérêt général ne fixe pas les calendriers et les objectifs a priori et que l’évaluation associe les acteurs locaux dans la définition des services et des valeurs ou, qu’a minima, soient clairement identifiés les usagers, qui exercent des pressions ou au contraire participent au maintien de la fonctionnalité des écosystèmes, ainsi que les bénéficiaires des services. La démocratie locale pourrait alors retrouver sa place pour gérer des environnements ordinaires aux enjeux écologiques modestes."
Discussion
La rivière est un enjeu de pouvoir et donc un territoire de lutte, aussi lointainement que nos sociétés sédentarisées sont devenues par nécessité des sociétés hydrauliques. Il y a le pouvoir de maîtrise du flot et de son accès en vue des usages (pour l'alimentation, l'irrigation, la navigation, l'énergie, le loisir), puis les luttes de ces usages respectifs dans la délibération et la décision publiques. Cette hydropolitique n'est pas un régime d'exception, simplement l'expression appliquée à la rivière de la diversité des valeurs, des intérêts et des goûts propre aux sociétés humaines. Nous n'attendons pas tous la même chose de la rivière. Nos attentes varient selon les personnes et les groupes, mais aussi et les auteurs le soulignent, ces attentes peuvent varier dans le temps (par exemple qui parlait de l'intérêt de puits carbone il y a 30 ans?) et dans l'espace (une production énergétique négligeable au plan régional ou national l'est-elle encore au plan local?).
Comme le remarquent les trois chercheurs, la notion moderne d'intérêt général a été l'outil normatif de l'Etat pour coordonner et apaiser des intérêts particuliers en conflit potentiel. Mais cet intérêt général a lui-même fluctué dans sa définition et ses orientations sur les rivières – il était (reste parfois) aménageur agricole ou industriel avant de devenir restaurateur écologique depuis peu. A partir du moment où il n'existe pas de consensus a priori parmi les riverains et les usagers, et vu que les rivières forment des réalités territoriales assez diverses selon l'occupation de leurs berges, l'exploitation de leurs cours et l'histoire de leurs vallées, il paraît peu probable que la rhétorique de cet "intérêt général" ou le recours à d'autres notions abstraites surplombantes donne la moindre clef utile pour produire une gestion consensuelle.
Il en va de même pour les concepts issus de l'écologie, puisque derrière l'adhésion de façade sur la "qualité de l'environnement" ou le "bon état de l'eau", on trouve vite des désaccords sur les obligations et contraintes qui en découlent. Plus largement, la réduction à la "rivière-nature" (dite aussi "sauvage", libre", etc.) dans le discours écologique dominant échoue à créer le consensus naïf qu'elle espérait sans doute (puisqu'invoquer la "nature" chez les adeptes de cette vision revient généralement à invoquer un ordre désirable devant lequel la volonté humaine doit plier). La négation des formes hybrides des cours d'eau (outre la rivière-nature, la rivière-société, la rivière-histoire, la rivière-économie, etc.) attise au contraire les conflits symboliques.
Plutôt que de s'échiner à nier les divergences de vue sur la rivière, il faudrait poser la reconnaissance de cette diversité et favoriser son expression dans le cadre du débat démocratique. Nous en sommes loin puisque :
- les normes sont décidées par des comités d'experts lointains et fermés (exemple la conception de la DCE par la Commission européenne), on laisse aux échelons inférieurs du pouvoir quelques miettes de jeu dans l'application de ces normes ;
- les instances délibératives de la gestion intégrée de l'eau (en France comité de bassin des SDAGE et commission locale de l'eau des SAGE) souffrent de dysfonctionnements patents (faible représentativité de la diversité des acteurs de l'eau, participation souvent limitée au vote de dossiers préparés de A à Z par des techniciens du pouvoir central après échanges avec les lobbies les plus actifs dans les commissions techniques) ;
- le lourd régime des planifications pluri-annuelles sur base d'objectifs (généralement hors-sol, cf bilan des SDAGE en comparaison des annonces 5 ans plus tôt) ne parvient pas à se muter en gestion adaptative et intégrative plus souple et plus ouverte ;
- l'action publique crée de manière artificielle une temporalité d'urgence ("sauver la rivière", "atteindre l'objectif dans X années") déconnectée de la temporalité réelle des hydrosystèmes (qui évoluent lentement et pas toujours de manière prédictible) et des attentes dominantes des riverains (qui souhaitent rarement des bouleversements de leur cadre de vie, plutôt des réponses ponctuelles à des problèmes concrets) ;
- l'expertocratie triomphe à tous les niveaux, le moindre chantier suscitant désormais des études de faisabilité pour affronter la complexité des contraintes techniques et réglementaires, avec souvent une robustesse moyenne des connaissances scientifiques ouvrant des batailles d'experts sur des systèmes non déterministes (évolution biologique d'une rivière par exemple).
En France, le transfert en cours de la compétence GEMAPI (gestion de l'eau, des milieux aquatiques, de prévention des inondations) à la commune et aux établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre sera l'occasion de reposer ces problèmes.
Référence : Lespez L et al (2016), L’évaluation par les services écosystémiques des rivières ordinaires est-elle durable ?, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement, en ligne, hors-série 25, DOI : 10.4000/vertigo.17443
Illustrations : forges d'Aisy-sur-Armançon (en haut), moulin de Saint-Rémy sur la Brenne (en bas). Les aménagements de petite hydraulique, dont l'âge d'or se situe entre le XIe et le XVIIIe siècles, ont structuré les vallées. Après avoir été dépourvus de leur usage premier de production (généralement entre le XIXe siècle et le milieu du XXe siècle), les sites sont réinvestis d'autres significations, souvent patrimoniales et paysagères. Ces lieux de mémoire deviennent lieux de conflit quand un nouvel ordre normatif entreprend de les désigner comme des obstacles à une naturalité idéale, et in fine d'en faire disparaître le plus grand nombre. Il est à noter que ces deux sites ici représentés sont pourvus d'une turbine et produisent encore une énergie à usage local, ce qui est l'exception plutôt que la règle. Pour le moment du moins, mais qui peut préjuger des enjeux énergétiques dans 20, 50 ou 100 ans? La temporalité des ouvrages est multiséculaire, tout comme celle des milieux aquatiques qu'ils modifient. L'action publique, avec ses grilles de résultats à 5 ans, peine à s'adapter à cette réalité.