Selon le dogme de la continuité écologique "à la française", la présence d'ouvrages hydrauliques sur un linéaire conduit à faire disparaître les espèces d'eaux vives (rhéophiles) et les migrateurs par le jeu combiné de la fragmentation, du réchauffement, du stockage de pollution et de la disparition des habitats. Des travaux d'histoire de l'environnement montrent que sur l'Armançon aval, les populations piscicoles rhéophiles sont remarquablement stables depuis un siècle, malgré l'existence de nombreux seuils et barrages, et que les anguilles sont toujours présentes. Les espèces rhéophiles sont même plus nombreuses aujourd'hui qu'en 1900 sur le Créanton, un affluent de l'Armançon. Cette stabilité séculaire rend peu probable un changement significatif des peuplements aujourd'hui, en tout cas au court terme de nos obligations européennes de qualité de l'eau ; d'autant que l'indice poisson rivière (IPR) de la masse d'eau est déjà en classe "excellente". Le projet d'effacement de deux seuils de Tonnerre (sur une trentaine de la masse d'eau) n'en apparaît que plus dérisoire, avec des effets environnementaux à peu près nuls (changement de répartition des espèces sur quelques centaines de mètres), mais avec des incertitudes sur la tenue du bâti à l'amont des seuils. Cessons d'entretenir les citoyens dans l'ignorance des réalités et refusons la gabegie administrative d'argent public pour des dogmes éloignés de l'intérêt général comme des enjeux écologiques.
Le peuplement piscicole historique de la Seine a fait l'objet d'un travail de recherche scientifique dans le cadre du programme Piren-Seine (Beslagic et al 2013a, 2013b). Les chercheurs ont rassemblé une base de données historiques concernant des prises de pêche ou des observations ichtyologiques du XIXe siècle et du début du XXe siècle (jeu historique 1850-1950). Ils ont comparé avec des données 1981-2010 issues des relevés piscicoles CSP-Onema (jeu présent). Parmi les 31 secteurs de cours d’eau retenus car les données sont considérées comme assez robustes, on compte l’Armançon aval, avec des relevés historiques assez riches au niveau des villes de Brienon-sur-Armançon et de Saint-Florentin.
Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) montre la trajectoire temporelle reconstruite par les premiers axes de variance d'une analyse factorielle des correspondances (en langage simple, les points de mesure sont organisés spatialement selon ce qui change le plus entre le jeu actuel et le jeu ancien ; la proximité des deux encadrés rose et vert dans le schéma de droite indique que le peuplement est très stable).
Les histogrammes ci-dessous (cliquer pour agrandir) montrent la répartition des espèces (en gris données historiques, en noir données actuelles). On voit que la truite (Salmo trutta fario) est apparue dans des pêches récentes, que des espèces typiquement rhéophiles comme le barbeau (Barbus barbus) ou le chevesne (Leuciscus cephalus) sont constantes, ou en hausse pour le vairon (Phoxinus phoxinus). Cela ne correspond pas à une tendance vers des espèces banalisées d'eaux chaudes et lentiques, ni à une pression vers l'extinction des rhéophiles.
Les auteurs observent notamment : "Ainsi, la situation des peuplements ne semble guère avoir évolué sur l’Armançon (un affluent de l’Yonne) entre la fin du XIXe siècle et aujourd’hui, puisque pour chacune des décennies d’observation (1890-1900 et 2000-2010), les peuplements se situent en positions très voisines. Si les peuplements paraissent avoir été stables pendant tout ce temps, c’est sans doute dû au fait que cette rivière a été aménagée très tôt, non seulement pour la navigation mais également pour le flottage du bois. La navigation sur la rivière de l’Armançon est attestée très anciennement. Déjà au XIIe siècle, elle était naviguée sur sa partie aval de Brienon-sur-Armançon à la confluence avec l’Yonne. Puis la navigation s’est étendue et jusqu’au XVIe siècle, l’Armançon était navigué jusqu’à Tonnerre, soit plus d’une trentaine de kilomètres en amont de Brienon-sur-Armançon (Quantin, 1888). Plus tard, l’activité de flottage du bois est apparue. Celle-ci était pratiquée sur l’Armançon depuis au moins le XVIIIe siècle, soit bien avant les plus anciennes données d’observation qui ont été utilisées dans cette analyse. Selon Ravinet (1824), le flottage du bois sur l’Armançon n’était pratiqué que depuis son entrée dans le département de l’Yonne. Des pertuis destinés à l’activité de flottage étaient présents sur la rivière ; un au niveau de Brienon-sur-Armançon et le second au niveau de Cheny. Les aménagements sur cette rivière sont donc relativement anciens et ont probablement impacté très tôt la faune piscicole. C’est sans doute la raison pour laquelle aucun changement significatif n’est perceptible sur ce secteur et que le résultat de notre analyse montre une situation stable depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui."
Si l'évolution piscicole est rapportée aux aménagements de navigation et de flottage de bois, alors ce sont plusieurs siècles d'évolution qu'il faut prendre en compte. Mais cette explication peut faire débat : le déclin puis l'arrêt complet du flottage de bois à compter des années 1920 aurait dû entraîner des changements de populations piscicoles, ce qui n'est pas le cas dans les données. Il faudrait de ce point de vue comparer avec des données sur la Cure et l'Yonne, plus massivement flottées que l'Armançon. De surcroît, les aménagements énergétiques (moulins puis usines hydro-électriques) sont à la fois antérieurs et postérieurs à l'épisode du flottage, et ils ne sont évidemment pas limités à l'Armançon (toutes les rivières françaises ont des chaussées de moulins, certaines ont des barrages, des écluses, etc.). La répartition des peuplements de poissons apparaît comme un phénomène assez complexe, probablement en partie aléatoire et en partie non réversible, ce qui rend au demeurant si difficile de prédire des effets de restauration malgré les certitudes trop souvent affichées par les gestionnaires.
La doxa de la continuité écologique affirme que les seuils, barrages et autres ouvrages hydrauliques créent une pression sur les espèces rhéophiles (eaux vives et froides) au profit des espèces limnophiles et eurythermes (espèces dites "tolérantes" car capables de s'adapter à tous milieux dont des habitats "banalisés"). Le phénomène est supposé être aggravé par la pollution et le réchauffement, deux facteurs qui ont joué pleinement entre 1900 et le présent. Si tel était le cas pour l'Armançon aval, sur un siècle d'évolution piscicole locale (donc de nombreuses générations), on aurait dû voir des tendances significatives, la pression de sélection amenant à la disparition progressive des rhéophiles et à la multiplication des espèces lentiques. Ce n'est pas le cas d'après les travaux des chercheurs du programme Piren. A cela s'ajoute un débat de fond : vise-t-on la biodiversité de la masse d'eau (qui inclut bien sûr les espèces lentiques, et qui peut donc être augmentée par les habitats différents des retenues artificielles) ou des gains très spécifiques sur certaines populations? Si la seconde hypothèse est retenue, il faut expliquer aux citoyens que l'on risque en fait d'appauvrir la biodiversité piscicole locale, parce qu'on envisage en réalité à recréer par ingénierie une certaine adéquation "idéale" habitat-peuplement. Peut-on se permettre le luxe d'interventions aussi chirurgicales, intéressant surtout le spécialiste, quand d'autres compartiments de la rivière et du bassin versant restent plus massivement altérés?
On notera enfin sans le détailler ici que ce travail de Beslagic et al concerne aussi le Créanton (affluent de l'Armançon aval) dont il se trouve que le peuplement piscicole (quoique dégradé) a évolué depuis un siècle vers des populations plus de plus en plus rhéophiles, là encore en contradiction manifeste avec la tendance que supposerait un modèle pression-impact simpliste centré sur la continuité longitudinale et les ouvrages. (Nous reviendrons dans un prochain article sur les fortunes dépensées sur le Créanton pour détruire un moulin et une pisciculture).
Les effacements de Tonnerre : dépenses inutiles
Le Sirtava et la commune de Tonnerre envisagent de supprimer deux seuils de la ville, sur financement intégral d'argent public (plus de 200 k€ études comprises), au motif d'améliorer l'état écologique de la rivière (voir cet article). Pourtant, l'indice de qualité piscicole DCE 2000 de ce tronçon, l'IPR, est dans la classe de qualité "excellente", soit le plus haut score possible (voir cet article). On apprend maintenant que ce peuplement piscicole est très stable dans la longue durée et, comme le tronçon comporte plusieurs dizaines de seuils et barrages, dont certains bien plus importants que ceux de Tonnerre, on se doute que l'opération aura un effet quasi-nul sur ce compartiment de la rivière.
La question est toujours posée : à quoi bon gâcher l'argent public dans ces suppressions de seuils, qui risquent surtout de fragiliser berges et ponts, alors qu'il y a tant d'autres choses à faire pour améliorer l'état de l'eau, notamment sa qualité chimique? Et subsidiairement : pourquoi est-ce l'association Hydrauxois qui publie ces diverses données, alors que des bureaux d'études sont payés des dizaines de milliers d'euros pour fournir aux maîtres d'ouvrages et aux citoyens des diagnostics supposés être objectifs et complets de la rivière, et que les techniciens ou animateurs du syndicat de rivière (Sirtava) sont tout aussi capables de mener des travaux préparatoires aux projets d'aménagement?
La mise en oeuvre de la continuité écologique "à la française" est devenue un dogme administratif dont les enjeux environnementaux sont souvent faibles, voire nuls, en particulier dans les têtes de bassin où les grands migrateurs sont rares du fait de la distance à la mer et où les espèces holobiotiques ne sont nullement menacées d'extinction par des ouvrages en place depuis des siècles. Les citoyens n'attendent pas des Agences de l'eau, des syndicats de rivière et des collectivités territoriales qu'elles dépensent l'argent public pour des gains non significatifs, au point d'ailleurs qu'aucun suivi scientifique ni aucun objectif environnemental de résultat n'est posé pour ces chantiers dérisoires. Cessons ces dérives, ré-orientons la politique de l'eau vers le véritable intérêt général.
Références :
Beslagic S et al (2013a), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium, 37, 1-2, 75-93.
Beslagic S et al (2013b), Évolution à long terme des peuplements piscicoles sur le bassin de la Seine, PIREN-Seine, rapport 2013, 10 p.
Le peuplement piscicole historique de la Seine a fait l'objet d'un travail de recherche scientifique dans le cadre du programme Piren-Seine (Beslagic et al 2013a, 2013b). Les chercheurs ont rassemblé une base de données historiques concernant des prises de pêche ou des observations ichtyologiques du XIXe siècle et du début du XXe siècle (jeu historique 1850-1950). Ils ont comparé avec des données 1981-2010 issues des relevés piscicoles CSP-Onema (jeu présent). Parmi les 31 secteurs de cours d’eau retenus car les données sont considérées comme assez robustes, on compte l’Armançon aval, avec des relevés historiques assez riches au niveau des villes de Brienon-sur-Armançon et de Saint-Florentin.
Le schéma ci-dessous (cliquer pour agrandir) montre la trajectoire temporelle reconstruite par les premiers axes de variance d'une analyse factorielle des correspondances (en langage simple, les points de mesure sont organisés spatialement selon ce qui change le plus entre le jeu actuel et le jeu ancien ; la proximité des deux encadrés rose et vert dans le schéma de droite indique que le peuplement est très stable).
Extrait de Beslagic 2013b, cité ci-dessous, droit de courte citation
Extrait de Beslagic 2013a, cité ci-dessous, droit de courte citation.
Si l'évolution piscicole est rapportée aux aménagements de navigation et de flottage de bois, alors ce sont plusieurs siècles d'évolution qu'il faut prendre en compte. Mais cette explication peut faire débat : le déclin puis l'arrêt complet du flottage de bois à compter des années 1920 aurait dû entraîner des changements de populations piscicoles, ce qui n'est pas le cas dans les données. Il faudrait de ce point de vue comparer avec des données sur la Cure et l'Yonne, plus massivement flottées que l'Armançon. De surcroît, les aménagements énergétiques (moulins puis usines hydro-électriques) sont à la fois antérieurs et postérieurs à l'épisode du flottage, et ils ne sont évidemment pas limités à l'Armançon (toutes les rivières françaises ont des chaussées de moulins, certaines ont des barrages, des écluses, etc.). La répartition des peuplements de poissons apparaît comme un phénomène assez complexe, probablement en partie aléatoire et en partie non réversible, ce qui rend au demeurant si difficile de prédire des effets de restauration malgré les certitudes trop souvent affichées par les gestionnaires.
La doxa de la continuité écologique affirme que les seuils, barrages et autres ouvrages hydrauliques créent une pression sur les espèces rhéophiles (eaux vives et froides) au profit des espèces limnophiles et eurythermes (espèces dites "tolérantes" car capables de s'adapter à tous milieux dont des habitats "banalisés"). Le phénomène est supposé être aggravé par la pollution et le réchauffement, deux facteurs qui ont joué pleinement entre 1900 et le présent. Si tel était le cas pour l'Armançon aval, sur un siècle d'évolution piscicole locale (donc de nombreuses générations), on aurait dû voir des tendances significatives, la pression de sélection amenant à la disparition progressive des rhéophiles et à la multiplication des espèces lentiques. Ce n'est pas le cas d'après les travaux des chercheurs du programme Piren. A cela s'ajoute un débat de fond : vise-t-on la biodiversité de la masse d'eau (qui inclut bien sûr les espèces lentiques, et qui peut donc être augmentée par les habitats différents des retenues artificielles) ou des gains très spécifiques sur certaines populations? Si la seconde hypothèse est retenue, il faut expliquer aux citoyens que l'on risque en fait d'appauvrir la biodiversité piscicole locale, parce qu'on envisage en réalité à recréer par ingénierie une certaine adéquation "idéale" habitat-peuplement. Peut-on se permettre le luxe d'interventions aussi chirurgicales, intéressant surtout le spécialiste, quand d'autres compartiments de la rivière et du bassin versant restent plus massivement altérés?
On notera enfin sans le détailler ici que ce travail de Beslagic et al concerne aussi le Créanton (affluent de l'Armançon aval) dont il se trouve que le peuplement piscicole (quoique dégradé) a évolué depuis un siècle vers des populations plus de plus en plus rhéophiles, là encore en contradiction manifeste avec la tendance que supposerait un modèle pression-impact simpliste centré sur la continuité longitudinale et les ouvrages. (Nous reviendrons dans un prochain article sur les fortunes dépensées sur le Créanton pour détruire un moulin et une pisciculture).
Les effacements de Tonnerre : dépenses inutiles
Le Sirtava et la commune de Tonnerre envisagent de supprimer deux seuils de la ville, sur financement intégral d'argent public (plus de 200 k€ études comprises), au motif d'améliorer l'état écologique de la rivière (voir cet article). Pourtant, l'indice de qualité piscicole DCE 2000 de ce tronçon, l'IPR, est dans la classe de qualité "excellente", soit le plus haut score possible (voir cet article). On apprend maintenant que ce peuplement piscicole est très stable dans la longue durée et, comme le tronçon comporte plusieurs dizaines de seuils et barrages, dont certains bien plus importants que ceux de Tonnerre, on se doute que l'opération aura un effet quasi-nul sur ce compartiment de la rivière.
La question est toujours posée : à quoi bon gâcher l'argent public dans ces suppressions de seuils, qui risquent surtout de fragiliser berges et ponts, alors qu'il y a tant d'autres choses à faire pour améliorer l'état de l'eau, notamment sa qualité chimique? Et subsidiairement : pourquoi est-ce l'association Hydrauxois qui publie ces diverses données, alors que des bureaux d'études sont payés des dizaines de milliers d'euros pour fournir aux maîtres d'ouvrages et aux citoyens des diagnostics supposés être objectifs et complets de la rivière, et que les techniciens ou animateurs du syndicat de rivière (Sirtava) sont tout aussi capables de mener des travaux préparatoires aux projets d'aménagement?
La mise en oeuvre de la continuité écologique "à la française" est devenue un dogme administratif dont les enjeux environnementaux sont souvent faibles, voire nuls, en particulier dans les têtes de bassin où les grands migrateurs sont rares du fait de la distance à la mer et où les espèces holobiotiques ne sont nullement menacées d'extinction par des ouvrages en place depuis des siècles. Les citoyens n'attendent pas des Agences de l'eau, des syndicats de rivière et des collectivités territoriales qu'elles dépensent l'argent public pour des gains non significatifs, au point d'ailleurs qu'aucun suivi scientifique ni aucun objectif environnemental de résultat n'est posé pour ces chantiers dérisoires. Cessons ces dérives, ré-orientons la politique de l'eau vers le véritable intérêt général.
Références :
Beslagic S et al (2013a), CHIPS: a database of historic fish distribution in the Seine River basin (France), Cybium, 37, 1-2, 75-93.
Beslagic S et al (2013b), Évolution à long terme des peuplements piscicoles sur le bassin de la Seine, PIREN-Seine, rapport 2013, 10 p.