Un accord international guidant les politiques de biodiversité vient d’être signé au Canada, à l’occasion de la COP 15 de la biodiversité. Quelques analyses critiques sur ces déclarations qui semblent manipuler des concepts détachés des réalités, passer sous le tapis l’autocritique des échecs passés, additionner des directions contradictoires sans méthode ni cohérence.
On appelle COP les «conférences de parties» autour des grands traités environnementaux sur le climat et l’énergie. La COP 15 de la Convention sur la biodiversité biologique vient de s’achever au Canada. Beaucoup ont salué l’accord final de cette COP 15 comme un succès inespéré (téléchargez ici le pdf en français de cet accord dit de Kunming Montréal). D’autres sont davantage sceptiques sur le réalisme de l’accord et sur la capacité à le traduire en actes dans les politiques publiques nationales, d’autant que les objectifs sont seulement indicatifs et non contraignants.
Les objectifs d’Aïchi 2020 n’ont jamais été atteints, sans analyse critique des causes de l’échec
A l’appui des sceptiques, il faut d’abord rappeler que l’accord de Kunming-Montréal signé à la 15e COP en 2022 fait suite à un précédent engagement datant de plus de 10 ans et ayant largement échoué à se réaliser.
La précédente déclaration internationale d’importance pour la biodiversité était les «Objectifs d'Aichi» (au nombre de vingt), qui formait le «Plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020», adopté par les parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB) en octobre 2010. Or ces objectifs n’ont pas du tout été atteints en 2020.
Quand une politique publique échoue, elle devrait déjà consacrer un exercice sincère et transparent d’analyse des causes de l’échec et de débat sur la capacité ou non à surmonter ces causes. Ce n’est pas vraiment le cas : on voit des déclarations succéder à des déclarations sans explication sur les échecs passés ni les capacités d’assurer les réussites futures. C'est démobilisateur car on entretient un effet «langue de bois» où les mots perdent leur sens et les élites leur crédibilité.
Nous avons déjà vécu le même phénomène avec le climat, sujet traité de manière plus pressante que la biodiversité : les COP se succèdent avec des promesses toujours plus fortes, mais après un quart de siècle de ces COP, l’énergie fossile représente toujours 80% de l’énergie finale consommée par les humains et des records d’émission de CO2 sont toujours battus. Le fossé entre les déclarations et les actes finit par entraîner une radicalisation d'une partie de la population, ainsi que des difficultés pour les gouvernants faisant des promesses qu'ils ne savent pas matériellement tenir.
Les causes identifiées de perturbation de la biodiversité exigeraient une décroissance rapide du volume de l’économie
La déclaration de Kunming-Montréal de 2022 énonce en liminaire : «Les facteurs directs de changement dans la nature ayant le plus d'impact au niveau mondial sont (en commençant par ceux qui ont le plus d'impact) les changements dans l'utilisation des terres et de la mer, l'exploitation directe des organismes, le changement climatique, la pollution et l'invasion d'espèces exotiques.»
C’est un reflet de ce que dit la littérature scientifique, mais cette énumération concerne en fait l’ensemble des activités humaines d’extraction, production et échange. Ce n'est pas exactement un détail...
Il n’existe pas d’économie en croissance ou en développement sans usage d’énergie, de matières premières, donc de surface maritime ou continentale. C’est bien l’activité économique (plus ou moins couplée à des demandes sociales) qui conduit à utiliser des terres et des mers, à exploiter des ressources naturelles dont des espèces sauvages, à changer le climat par usage d’énergie fossile et déforestation, à émettre des pollutions diverses et, involontairement, à permettre à des espèces exotiques de franchir des barrières naturelles pour s’installer dans de nouveaux milieux. La cadre de Kunming-Montréal ne remet pas en cause ce développement humain : «Reconnaissant la Déclaration des Nations Unies sur le droit au développement de 1986, le cadre permet un développement socio-économique responsable et durable qui, en même temps, contribue à la conservation et à l'utilisation durable de la biodiversité.»
Or, dans un contexte de hausse démographique attendue jusqu’en 2050 au moins, voire 2100, et alors que les trois-quarts des humains n’ont pas atteint le niveau de vie moyen des pays déjà développés, aucune «recette» n’est donné pour rendre réellement compatible l’économie et l’écologie, la transformation de la nature pour créer des richesses et la protection de la nature pour préserver sa biodiversité. Les propositions qui sont faites (protéger des importantes quantités de surface et y interdire les perturbations, réduire l’usage de pesticides et de nutriments, revenir à une exploitation bien plus raisonnable des espèces sauvages, etc.) sont plutôt dépressives pour l’économie si elles sont appliquées sérieusement du point de vue de l’écologie. Mais sans l’assumer : mauvaise habitude d’additionner des choses contradictoires en fuyant l’affrontement intellectuel avec les contradictions. On peut penser que cet évitement des sujets qui fâchent est à l’origine de l’échec des objectifs d’Aichi et risque de mener à la même issue pour les objectifs de Kunming-Montréal.
Nous rappelons ci-dessous quelques-unes des courbes de l’Anthropocène dans la publication de Steffen 2015 que nous avions recensée. Il faudrait que presque toutes ces courbes connaissent une nette inflexion vers le bas au cours de la présente décennie. Est-ce crédible? Est-ce réaliste?
Des concepts à foison, sujets à interprétations et conflits
Un autre point ambigu concerne les concepts utilisés dans l’accord. Ainsi il est dit que «l'intégrité, la connectivité et la résilience de tous les écosystèmes sont maintenues, améliorées ou restaurées, ce qui accroît considérablement la superficie des écosystèmes naturels d'ici à 2050». Ou bien encore : «La biodiversité est utilisée et gérée de manière durable et les contributions de la nature aux populations, y compris les fonctions et les services des écosystèmes, sont valorisées, maintenues et renforcées, et celles qui sont en déclin sont restaurées, ce qui favorise la réalisation du développement durable, au profit des générations actuelles et futures d’ici à 2050.»
Il est un peu inquiétant qu’un texte juridique, censé être sobre en mots et clair en intentions, se permette une telle profusion de concepts. La notion d’intégrité date plutôt de l’écologie des années 1970-1980, elle est moins usitée aujourd’hui car les écosystèmes sont dynamiques et on doit éviter l’illusion que leurs espèces et populations sont stables dans le temps – en particulier à l’Anthropocène où les forces de changement impulsées par la société industrielle vont continuer à exercer leurs effets à différents échelles de temps et d’espace. Les fonctions et services liés aux écosystèmes peuvent donner lieu à des interprétations diverses, en particulier s’ils s’opposent à l’idée d’une «valeur intrinsèque» de la nature et permettent des exploitations ayant des effets perturbateurs malgré tout.
L’accord admet aussi un pluralisme des visions de «la nature» – ce qui en soi une bonne chose car on ne voit pas pourquoi un concept aussi lourd que «la nature» ferait d’objet d’un discours mono-interprétatif chez les humains, fut-ce un discours scientifique –, mais l’accord ne fixe pas les conditions d’exercice de ce pluralisme : «La nature incarne différents concepts pour différentes personnes, notamment la biodiversité, les écosystèmes, la Terre nourricière et les systèmes de vie. Les contributions de la nature aux personnes incarnent également différents concepts, tels que les biens et services des écosystèmes et les dons de la nature.» Comment s’articulent le débat démocratique et la conservation écologique ? Comment passe-t-on du discours (technique, scientifique) des faits naturels aux échanges (philosophiques, politiques, symboliques, existentiels) sur les interprétations et valeurs attachées aux faits naturels? Comment évite-t-on dans les sociétés occidentales et parfois ailleurs l’actuel «scientisme» ou «technocratisme» où la politique de biodiversité semble se résumer à l’avis d’experts sur la biodiversité au lieu que cet avis ne soit qu’un des éléments du débat ? Même pour les discours d’expertise, comment améliore-t-on le manque énorme de données locales et de modèles du vivant, alors que la biodiversité (contrairement au climat) est toujours le fait de choix contextuels et contingents, concernant des lieux précis dans des dynamiques précises?
30% d'espaces protégés en 2030.... faire presque autant en dix ans qu'on en a fait en demi-siècle?
Dans les ambiguïtés, la mesure phrase de protection de 30% des milieux ne dit pas comment ces milieux doivent être gérés bien que soient mentionnés leur «utilisation durable» et les «droits … des communautés locales» : «Faire en sorte et permettre que, d'ici à 2030, au moins 30 % des zones terrestres, des eaux intérieures et des zones côtières et marines, en particulier les zones revêtant une importance particulière pour la biodiversité et les fonctions et services écosystémiques, soient effectivement conservées et gérées par le biais de systèmes d'aires protégées écologiquement représentatifs, bien reliés et gérés de manière équitable, et d'autres mesures efficaces de conservation par zone, en reconnaissant les territoires autochtones et traditionnels, le cas échéant, et intégrés dans des paysages terrestres, marins et océaniques plus vastes, tout en veillant à ce que toute utilisation durable, le cas échéant dans ces zones, soit pleinement compatible avec les résultats de la conservation, en reconnaissant et en respectant les droits des peuples autochtones et des communautés locales, y compris sur leurs territoires traditionnels.»
Les expériences en écologie de la conservation (ou de la restauration) montrent de fréquents conflits sociaux entre les aspirations des populations locales et les injonctions propres à la gestion de biodiversité souvent décidées par des expertises éloignées du territoire (voir Blanc 2020). En excès inverse, certains parcs naturels offrent des "protections de papier" que ne protègent pas grand chose (même avec cette légèreté, il a fallu 60 ans pour passer de 2 à 17% des zones officiellement protégées, ce qui rend douteux de passer de 17 à 30% en quelques années).
En outre, la restauration écologique de milieux dégradés reste une discipline expérimentale, qui coûte rapidement de l’argent si un foncier important est concerné, qui n’a pas toujours de bons retours d’expérience, qui manque le plus souvent de données et de modèles pour être sûre de sa compréhension des écosystèmes locaux, qui n’est pas encore mûre pour devenir une pratique banale à résultats garantis sans mauvaises surprises et sur de larges surfaces. Etendre tout cela (conservation et restauration) à 30% des espaces en 10 ans paraît bien trop optimiste. Et la biodiversité ordinaire des 70% d’espaces restant n’a pas vraiment de guide dans ce schéma.
Conclusion
Face au risque élevé d’extinction d’espèces et de perte de services écosystémiques utiles, il est normal que la biodiversité figure dans les politiques publiques – ce qui était déjà le cas (timidement) sous le nom de "protection de la nature" au 20e siècle. Mais le sujet est trop confiné dans des cercles spécialisés, pas assez confronté à diverses contradictions avec notre système de production, pas assez ouvert au débat démocratique sur les natures que désirent en dernier ressort les citoyens