Cécile Cukierman, Alain Richard, Catherine Belrhiti et Jean Sol ont présenté hier les conclusions de leur rapport "Comment éviter la panne sèche ? huit questions sur l'avenir de l'eau en France", fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective. Nous proposons ici un extrait du rapport sur le stockage de l’eau, dont l’une des conclusions est qu'il n'y a pas de base scientifique au refus de principe du stockage.
Le stockage de l'eau : un sujet sensible
Dès lors que les précipitations sont abondantes en hiver et réduites en été, la constitution de réserves d'eau jouant un rôle d'amortisseur inter-saisonnier apparaît comme une solution de bon sens. La pratique est d'ailleurs déjà mise en oeuvre à travers de nombreux barrages et lacs de retenue, qui servent au soutien d'étiage et contribuent au développement des activités humaines.
La France ne retient qu'assez peu l'eau qu'elle reçoit : seulement 4,7 % du flux annuel d'eau est stocké en France (nos barrages ont une capacité de 12 milliards de m3 pour une pluie efficace de 190 à 210 milliards de m3), alors que l'on atteint presque 50 % en Espagne (54 milliards de m3 sur 114 milliards de m3 de pluies efficaces)70(*). Mais la politique de stockage de l'eau est très critiquée et n'est pas considérée de manière consensuelle comme une solution durable. Elle est pourtant un enjeu pour toute société humaine sédentarisée.
a) L'amélioration des capacités de stockage existantes
Il existe une multitude de retenues permettant de stocker l'eau, très variables selon leur taille, leur mode d'alimentation - retenue collinaire alimentée par ruissellement et retenue de substitution alimentée par pompage - ou encore leur mode de gestion, individuelle ou collective. Les finalités des retenues peuvent être aussi variées : production hydroélectrique, soutien d'étiage, irrigation, pisciculture ou pêche de loisir, tourisme, sports d'eau, neige de culture, réservoir pour lutter contre les incendies ...
Dans une publication de 2017 consacrée à l'impact cumulé des retenues d'eau sur le milieu aquatique, un collectif d'experts indiquait que jusque dans les années 1990, la France avait vu les retenues d'eau se multiplier pour répondre notamment aux besoins d'irrigation agricole71(*). Mais la même publication soulignait qu'on ne disposait pas aujourd'hui de recensement précis de ces retenues, en particulier des petites retenues. S'appuyant sur des travaux du début des années 2000, cette publication estimait qu'il existait « environ 125 000 ouvrages de stockage pour une surface de 200 à 300 000 ha et un volume total d'environ 3,8 milliards de m3 stockables. Près de 50 % des retenues recensées avaient une superficie inférieure à un hectare, pour un volume inférieur dans 90 % des cas à 100 000 m3 et une profondeur inférieure à 3 m dans 50 % des cas et 5 m dans 90 % des cas ». Le volume moyen des ouvrages destinés à l'irrigation agricole était estimé autour de 30 000 m3, soit l'équivalent d'une dizaine de piscines olympiques.
Or, une partie de ces retenues est mal utilisée et connaît d'importants taux de fuite. Une stratégie de remobilisation et de modernisation de ces retenues pourrait déjà être entreprise mais elle se heurte à des difficultés de financement, la mise aux normes n'entrant pas dans le périmètre des opérations subventionnables lorsqu'il n'y a aucune économie d'eau à la clef. Une autre possibilité consiste à augmenter la capacité de retenues existantes en les rehaussant. La remobilisation des réserves est parfois difficile lorsque la propriété des terrains a évolué et, en pratique, peu de propriétaires sont ouverts à la réutilisation de leurs plans d'eau par des tiers.
b) La création de retenues supplémentaires
L'ensemble des représentants du monde agricole auditionnés a insisté sur la nécessité d'aller vers la constitution de retenues nouvelles. Il s'agirait de retenues de substitution, en cela qu'elles viseraient à davantage stocker pendant les périodes de hautes eaux pour moins puiser l'été dans les cours d'eau ou les nappes phréatiques.
L'objectif consiste à sécuriser la disponibilité de la ressource en eau et donc la production agricole. Les retenues peuvent aussi être utiles pour lutter contre les incendies dont l'année 2022 a montré qu'ils pouvaient se déclencher partout en cas de fortes chaleurs, y compris en Bretagne ou en Anjou.
Les Agences de l'eau ne peuvent d'ailleurs pas subventionner de projets de stockages d'eau supplémentaires qui ne viseraient pas, d'abord, à effectuer des économies durant la période d'étiage. Seule la partie de l'ouvrage correspondant au volume de substitution est éligible au soutien des Agences de l'eau jusqu'à 70 % du coût du projet.
Si les retenues collinaires sont globalement mieux acceptées que les retenues en plaine, qualifiées de « bassines », dans la mesure où les premières sont alimentées exclusivement par le ruissellement quand les secondes le sont par pompage, les deux modalités, parfois confondues dans le langage courant, se heurtent à des oppositions de principe exprimées fortement par les associations environnementales, notamment en réaction aux conclusions du Varenne de l'eau début 2022. Ainsi, France Nature Environnement (FNE) a estimé que les impacts hydrologiques (interception des flux d'eau, moindre débit en aval, étiage accentué, blocage du transit sédimentaire), physico-chimiques (eutrophisation d'une eau stagnante) et biologiques (perte d'habitat en cas d'assèchement des zones humides avoisinantes, atteintes à la continuité écologique) des retenues étaient globalement négatifs.
Les opposants au développement des retenues soulignent en outre qu'une stratégie fondée sur les retenues d'eau inciterait à ne pas réfléchir à une agriculture moins consommatrice d'eau et créerait un faux sentiment de sécurité, alors même que l'accélération du réchauffement climatique pourrait conduire ces retenues à être à sec même si les règles initiales de prélèvement étaient respectées, en cas de déficit prolongé de pluviométrie ou de ralentissement structurel du rythme de recharge des nappes.
Au final, les opposants aux retenues contestent l'utilité de dépenses publiques importantes pour mettre en place des infrastructures qui ne bénéficient qu'à quelques agriculteurs utilisateurs de l'eau, ce qui constitue à leurs yeux une atteinte inacceptable au caractère de bien public attribué à l'eau.
À l'inverse, les agriculteurs insistent sur la nécessité de faciliter les procédures extrêmement lourdes et coûteuses qui forment des obstacles quasi-infranchissables sur le chemin de la création d'une nouvelle retenue. Dans l'Ardèche, il a été indiqué que l'état actuel de la réglementation empêchait concrètement tout nouvel ouvrage en zone humide. Il a été souligné que le coût des études d'impact était parfois supérieur au coût des travaux, conduisant les porteurs de projets à y renoncer. Il est significatif de constater que si, dans les Pyrénées-Orientales, la chambre d'agriculture a identifié 20 sites permettant de réaliser des retenues d'eau, aucun projet n'a pu se concrétiser depuis plus d'une décennie.
Faut-il rejeter par principe le stockage de l'eau, alors qu'une partie du développement agricole avait reposé jusqu'à présent sur la mise en place d'ouvrages et d'équipements d'irrigation ? La réponse est négative. Le rapport de la délégation à la prospective de 2016, déjà, insistait sur la nécessité de mettre en place une stratégie de stockage d'eau. La réglementation est très stricte et ne permet pas de faire des stockages de confort. Les études d'impact demandées sont très détaillées et les autorisations ne sont délivrées que lorsqu'il n'y a pas d'effets négatifs sur l'environnement. Il convient naturellement de contrôler avec soin les conditions de fonctionnement de ces réserves, une fois celles-ci construites et de surveiller les effets sur la ressource en eau des nouveaux ouvrages. Mais disqualifier globalement le stockage d'eau ne paraît pas fondé scientifiquement. C'est une analyse au cas par cas, à travers des procédures déjà très exigeantes, qui doit déterminer s'il est possible, territoire par territoire, de créer de nouvelles réserves.
Source :Éviter la panne sèche - Huit questions sur l'avenir de l'eau, Rapport d'information n° 142 (2022-2023) de Mmes Catherine BELRHITI, Cécile CUKIERMAN, MM. Alain RICHARD et Jean SOL, fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, déposé le 24 novembre 2022